Du haut de la falaise
(par Guy Lebris)
Du bout de sa fourchette, Estelle chipote dans sa "salade du pêcheur". A la dérobée, elle observe Bernard qui, avachi en face d’elle, sur la moleskine usagée, bâfre, avec un plaisir évident, une "nage de filets de rougets au céleri", spécialité du chef. Quelques fragments de légume sont collés au coin des lèvres de Bernard. Un léger filet de court-bouillon coule sur son menton.
Elle regarde avec dégoût la main qui tremble quand il porte la fourchette à sa bouche, les yeux larmoyants, injectés de sang, aux lourdes paupières tombantes, les bajoues flasques, ballottant au rythme de la mastication. Estelle a un haut-le-coeur et repose sa fourchette. Elle se force à avaler un peu d’eau.
Bernard demande, la bouche pleine :
– Tu n’as pas faim ?
Elle grimace un sourire avant de répondre
– Non ... pas tellement...
Il hausse les épaules, saisit la demi-bouteille de chablis, remplit son verre et le vide d’un trait.
Le maître d’hôtel s’approche et propose les desserts. Bernard choisit une "tarte chibouste tiède à la rhubarbe". Estelle se contentera de quelques fruits au sirop.
Elle pose à nouveau le regard sur son mari. Comment se fait-il que le brillant Président Directeur Général de la "Biscuiterie de l’Ouest", qu’elle a épousé en 1962, soit devenu ce vieillard sénile et dégoûtant ? Où est le Bernard étonnamment jeune et séduisant, malgré ses quarante-huit ans, qui l’a conduite devant le curé et le maire, l’année de ses vingt-neuf ans ? Comme cela semble loin !
Ils ont connu onze ans de bonheur, de grand amour.
Puis, un soir de 1973, l’accident sur la route de Quimper... Bernard, au volant de sa Mercédès, qui percute un poids lourd. Hôpital. Opération. Un chirurgien pressé, en blouse blanche, qui annonce d’un ton neutre :
– Désolé madame. Votre mari restera paraplégique. Condamné au fauteuil roulant... Aucun espoir ... Veuillez m’excuser ... On m’attend...
Depuis ce jour et au cours des années, malgré l’attention et la tendresse qu’elle lui a prodiguées, Bernard est devenu tour à tour aigri, coléreux, hargneux. Maintenant c’est de méchanceté qu’il faudrait parler. Il a maintenant quatre-vingt deux ans et sa paranoïa est telle, depuis plusieurs mois, qu’Estelle n’en peut plus. Son amour s’était mué en tendresse. Mais, présentement, elle ne peut plus supporter Bernard. Serait-ce de la haine ? Oh non ! c’est impossible ! Et pourtant...
Cette situation ne peut plus durer. Elle est prête, pour y mettre fin, à aller jusqu’au bout, jusqu’à l’irréparable Quand ? Comment ? Elle n’en sait rien encore. Les circonstances décideront pour elle.
Elle a commandé un café noir, sans sucre, très fort. Monsieur Gilles, le patron du restaurant élégant en costume gris et cravate bleue, vient saluer le couple.
Estelle et Bernard, richissimes propriétaires d’une magnifique villa, sur les hauteurs de la ville, viennent, plusieurs fois par semaine, déjeuner ou dîner dans son établissement. Il convient donc d’être prévenant.
Sourire obséquieux : « Madame et Monsieur sont-ils satisfaits ?... Oui... Parfait ! Puis-je me permettre de vous offrir un digestif ?... Madame ?... Non... Monsieur ?... Un armagnac. Emile un armagnac pour Monsieur Rolland ! »
Bernard entame, avec Monsieur Gilles, une conversation sur les mérites comparés de l’armagnac et du cognac.
Estelle s’excuse et file aux toilettes. Coup d’oeil dans le miroir. Son visage est pâle, ses traits tirés. Un cerne noir souligne des yeux ternes. Comment se peut-il qu’elle, si svelte autrefois, soit devenue cette femme aux fortes hanches ? Bernard... comment dire ?... Bernard "éliminé", il est impensable qu’elle puisse refaire sa vie. Trop laide maintenant ! Bien trop laide !
Alors elle restera seule... seule enfin, libérée...
Mon Dieu ! mon Dieu ! est-il possible que nous en soyons arrivés là ?
Elle regagne la salle à manger. Monsieur Gilles a disparu. Bernard a réglé l’addition.Il commande à sa femme d’aller quérir le fauteuil roulant dans la voiture, garée en face, sur le parking.
Estelle s’exécute et revient avec le fauteuil qu’elle présente à son mari. Celui-ci à force de bras, s’y installe.
Opération inverse en arrivant à la Mercédès. Bernard se hisse péniblement sur le siège du passager avant.
Il pleut doucement.
Estelle s’installe au volant, met en route l’essuie-glace. Bernard ordonne : « Prends la route de la corniche. J’ai envie de voir la Côte Sauvage »
Estelle s’étonne : « Sous cette pluie ? » -
« Aucune importance. Ne discute pas. Tu m’agaces à la fin ! Jamais d’accord ! »
Il la regarde avec un mauvais sourire :
« Tu me hais n’est-ce pas ? »
Estelle ne répond pas. Elle soupire et embraye.
La route luit. A leur gauche, les vagues se jettent avec rage sur les rochers noirs. La pluie a maintenant fait place à une très légère bruine.
Ils arrivent à la pointe de l’Ankou. Bernard demande à sa femme d’arrêter la voiture sur le large parking aménagé là pour les touristes. Il veut descendre et dit : « Sors le fauteuil. Je veux aller contempler la mer d’un peu plus près et respirer un moment l’air salin »
Estelle tressaille. Il a dit "d’un peu plus près". Serait-ce le moment ? L’endroit est désert. Pas de touristes encore. La saison estivale ne commencera que dans deux mois.
Bernard refuse que sa femme pousse le fauteuil. Il se transporte lui-même à l’extrémité du parking, à deux pas du gouffre, à l’endroit qu’il a choisi là où la vue est la plus belle. La mer, déchaînée, blanchit d’écume le golfe bordé, à droite, par la pointe de l’Aiguillon, à gauche par le cap Roux. Le vent de noroît s’est levé, chassant la pluie.
Estelle s’approche et jette un coup d’oeil. Sous ses pieds, presque verticale, une falaise de granit au pied de laquelle, soixante mètres plus bas, viennent se fracasser d’énormes vagues. "L’endroit idéal", pense-t-elle. Derrière, dans son dos, elle entend le souffle de Bernard. Elle n’a plus qu’à se retourner, passer négligemment derrière lui et donner une poussée, très légère, au fauteuil. Une toute petite impulsion, du bout des doigts...
Elle imagine la suite : la chute... un cri atroce et prolongé... le choc, en bas... la mort, instantanée... Puis, l’enquête. Ses réponses : "Je pense que mon mari a voulu se suicider.", "il souffrait trop de son handicap."
Crime parfait ?
Allons Estelle décide-toi il n’est que temps... Un dernier regard sur le gouffre où tournoient dans les embruns, des mouettes criardes...
Elle frissonne, fait quelques pas en arrière et s’assoit sur un banc, face au large.
Elle n’a pas osé passer à l’acte... Le courage lui a manqué... Pourquoi ? mais pourquoi ?
Bernard recule son fauteuil, s’arrête près du banc, à côté d’elle.
Alors, au même moment pour tous les deux, jaillit la même image...
1962... le cap Fréhel... au bas de la falaise, furieuses, les mêmes lames qu’aujourd’hui, les mêmes mouettes portées par le vent... Et eux, enlacés, se jurant un amour éternel....
Estelle, maintenant doucement pleure.
Alors, soudain, comme autrefois, une main prend la sienne. Elle entend, comme dans un rêve, Bernard, dont la voix s’étrangle, lui murmurer tout bas : « Estelle... te souviens-tu ? le cap Fréhel et notre amour ?... me pardonneras-tu ? »
Estelle sourit à travers ses larmes. Des sanglots l’étouffent et l’empêchent de parler.
Elle se penche vers Bernard et pose sa tête sur son épaule.
Sans raison, la mer, subitement, s’est calmée. Un rayon de soleil, perçant les nuages, irise l’océan
Guy Le Bris
Premier prix au concours littéraire de « l’Ecole de la Loire » à Blois, septembre 2001