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Roger Puybouffat

Roger Puybouffat, dentiste au Camp de Choisel en 1941
Date de mise en ligne : dimanche 26 octobre 2008

Joseph et Jeanne

Joseph, Jeanne et le petit Roger

Il s’appelait Roger. Il est né le 18 février 1909 de Joseph et Jeanne Puybouffat qui, restés orphelins très jeunes, avaient été confiés à une institution religieuse chargée de l’éducation des enfants pauvres ou orphelins. Ils y apprirent l’obéissance, le travail dès sept ans et surtout le refus de l’injustice. Comme tous les hommes de sa génération Joseph, malgré son pacifisme militant, est mobilisé pendant la première
guerre mondiale. Il sera brancardier tandis que Jeanne devient traminote. A la fin de la guerre Joseph, qui souffrira toute sa vie des gaz inhalés au front, redevient garçon de café. Il adhère au Parti Communiste dès sa création en 1920. Le Parti sera pour lui une véritable école de formation.

Roger, lui, passe son certificat d’études à onze ans. Mais les revenus de la famille ne lui permettent pas de poursuivre des études longues. Il doit travailler et se contenter de petits boulots : lavage de voitures, vente de journaux à la criée. Un oncle obtient de son père qu’il entre en apprentissage chez un mécanicien dentiste pour apprendre le métier. Frappés par sa vivacité intellectuelle, maître d’apprentissage et oncle le poussent à reprendre des études en cours du soir. Il obtient ainsi son brevet élémentaire et supérieur ce qui lui ouvre les portes de l’école de chirurgie dentaire de la rue de la Garancière à Paris. Il obtient son diplôme en 1933 totalement épuisé, car pendant toutes ces années d’études, il a dû mener une course contre la montre : s’adapter à un monde inconnu, suivre les cours rue de la Garancière, gagner sa vie, militer au Parti Communiste auquel il a adhéré à 14 ans. Les deux dernières années d’études il accepte, la mort dans l’âme, que sa compagne Adèle arrête ses propres études à Sciences Politiques, pour subvenir seule aux besoins du ménage.

Lorsqu’il se présente pour effectuer son service militaire le 30 octobre 1934, l’armée l’hospitalise et le réforme provisoirement pour maigreur excessive et un début de tuberculose. Il ne sera incorporé qu’en octobre 1935 et quittera l’armée sous-lieutenant de réserve des services de santé.

Dunkerque ...

Roger est mobilisé le 25 août 1939 et part en campagne le 2 septembre dans les services de santé, laissant à Pontivy son épouse et ses deux petites filles âgées de deux ans et cinq ans, loin de toute famille. Il participe à la bataille de Dunkerque et réussit, de justesse, à sortir « ses hommes » de la nasse et à les ramener sains et saufs à Pontivy déjà occupée par les troupes allemandes. Avant de rentrer chez eux, ses camarades et lui enterrent leurs armes et leurs munitions et jurent qu’elles ne serviront qu’à la libération de la France. Ont-elles servi aux maquis de Pontivy à l’heure des combats ?

Roger rentre chez lui à Pontivy. Mais, avant même d’être démobilisé par l’administration française, il est arrêté par les autorités allemandes. Considéré comme prisonnier de guerre potentiel, le lieutenant Roger Puybouffat est affecté, par les Allemands, à l’hôpital civil installé dans une partie des locaux du lycée. Rose, 7 ans, se souvient des départs matinaux, main dans la main où l’un rejoignait son poste à l’hôpital, l’autre sa classe primaire au lycée. Roger ne sera libéré par les autorités occupantes que le 19 février 1941. Dès que la nouvelle parvient à Pontivy un militaire, membre du parti communiste allemand, vient le prévenir, à domicile et de nuit, de cette décision.

Enfin libre de ses mouvements Roger demande à son ancien patron chirurgien-dentiste de le réintégrer dans son poste. Mais celui-ci considère que sa longue absence vaut rupture de contrat et refuse de le réembaucher. Malgré les pressions de son père qui aimerait qu’il s’installe à son compte, Roger décide de garder son statut d’opérateur. Il est embauché par le dentiste Pierre Bernou de Châteaubriant le 1er mars 1941. Il laisse sa famille à Pontivy le temps de trouver un appartement meublé au 34 rue du Château.

... puis Châteaubriant

Il n’est donc à Châteaubriant que depuis quelques semaines lorsque le camp de Choisel, qui a servi de camp d’internement de prisonniers de guerre jusqu’au 14 janvier 1941, rouvre ses portes en mai 1941 pour accueillir cette fois des internés politiques : anciens députés, responsables ou militants connus sous le Front populaire, dirigeants syndicaux, communistes pour la plupart, qui venaient dans d’autres lieux de rétention et avaient été arrêtés sous la IIIe République et depuis la mi 1940 par le gouvernement de Vichy.

Pourquoi ces premières arrestations ? Le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 rompt l’équilibre des forces en Europe. L’URSS obtient de son nouvel allié la récupération des Pays Baltes, de la Finlande et le partage de la Pologne, alliée de la France. Le Parti Communiste Français, sous la pression de l’Internationale, approuve ce traité, non sans remous internes et départs fracassants. Daladier qui avait signé les accords de Munich en septembre 1938, acceptant l’annexion des Sudêtes par Hitler, ne peut reculer une seconde fois lorsque l’Allemagne nazie entre en Pologne. La France et le Royaume Uni déclarent la guerre au IIIe Reich le 3 septembre 1939.

L’approbation du pacte germano-soviétique par le Parti Communiste n’est pas comprise par les Français et Daladier en profite pour le réprimer malgré les déclarations des parlementaires communistes. Dès le 25 août 1939 ceux-ci déclarent en effet que « si Hitler déclenche la guerre, il trouvera devant lui le peuple
français, les communistes au premier rang pour défendre la sécurité du pays et l’indépendance des peuples ». De même ils votent les crédits militaires le 2 septembre 1939. Trop tard !

Le 25 août 1939 la presse communiste est interdite, les diffuseurs de tracts arrêtés, de nombreux maires et conseillers municipaux suspendus, Le 26 septembre 1939 le Parti Communiste et toutes ses organisations sont dissous par décret. Le 8 octobre 1939, une quarantaine de députés sont écroués pour intelligence avec l’ennemi. Le 20 janvier 1940, la Chambre vote la déchéance. Le 3 avril 1940 quarante quatre députés sont condamnés à des peines d’emprisonnement effectuées en métropole ou en Algérie. Les militants connus sont fichés au carnet B.

Les cadres du parti entrent dans la clandestinité et dès l’occupation de la France retissent les mailles du filet détruit par les arrestations, les hommes retenus en Allemagne comme prisonniers de guerre, les déplacements de population provoqués par l’exode ou par l’occupation allemande comme en Alsace. La résistance s’organise alors avec les femmes, les démobilisés, les jeunes. C’est dans ce contexte que Roger Puybouffat et son épouse Adèle arrivent à Châteaubriant.

A Châteaubriant, Roger et Adèle Puybouffat prennent contact avec les communistes castelbriantais et rejoignent le réseau chargé des évasions. Ce dernier avait déjà réussi à aider 2 248 prisonniers de guerre à retrouver la liberté. Bien que gardés par des gendarmes français, la tâche est plus compliquée lorsqu’il s’agit d’organiser l’évasion des internés politiques quasiment coupés de l’extérieur. La présence de Roger chez le Docteur Bernou devient stratégique.

Dès l’ouverture du camp, le capitaine Leclercq, son responsable, demande à Roger Puybouffat de venir au camp soigner les internés, politiques ou droits communs, ce qu’il accepte. Il est ainsi l’un des trois civils, avec le boulanger et le facteur, à entrer au camp de Choisel et le seul à avoir un contact direct avec les détenus politiques. Il se rappelait avec émotion Guy Môquet, arrêté le 10 octobre 1940 pour distribution de tracts, qui avait refusé de le laisser arracher une dent le faisant souffrir, sans l’autorisation de sa mère.

Rose Puybouffat au 31 rue Aristide Briand

Les cas considérés comme trop compliqués pour être traités sur place pouvaient l’être au cabinet situé au premier étage du 34 rue Aristide Briand. Ce lieu a un avantage considérable car il possède deux accès possibles, l’un officiel rue Aristide Briand, l’autre inconnu des gendarmes, rue du Pélican. Cela permet des rencontres furtives, l’échange direct de renseignements, de consignes. Toutes les occasions sont bonnes pour permettre les rencontres entre les membres du réseau hors de portée des regards indiscrets.

De même Roger disposait d’annexes du cabinet dentaire dans plusieurs bourgs autour de Châteaubriant où il soignait les habitants et pouvait rencontrer un militant du réseau. Sa fille aînée se rappelle d’un match de football, sous un soleil de plomb, à Fougères, où son père était l’arbitre. Il avait chargé son épouse, coiffée d’une grande capeline rouge, et ses deux petites filles de retenir l’attention sur elles, au milieu du terrain, pendant qu’il rencontrait un militant de son réseau dans les vestiaires. De même, il fait partie du club de bridge de Châteaubriant, fréquenté par quelques notables de la ville dont Lucien Touya, afin d’y glaner quelques renseignements.

Evasions

Le 18 juin 1941 ont lieu les premières évasions. Chacune a son aspect pittoresque. Ainsi Henri Raynaud et Fernand Grenier sortent du camp cachés sous des boîtes vides dans la charrette à bras de Robert Belbilloud. [Plus tard Fernand Grenier représentera le parti communiste auprès de De Gaulle à Londres, sera membre de
l’Assemblée Constituante où il obtiendra le droit de vote pour les femmes, puis ministre du gouvernement provisoire à Alger]. Le 18 juin 1841, encore, Eugène Hénaff et Léon Mauvais profitent d’une fête dans le camp pour passer par une brèche préparée dans les barbelés. Les quatre évadés se retrouvent derrière la gare. Henri Raymond de Nantes et Jean le Gouhir (cheminot à Châteaubriant) les dirigent vers les « planques » prévues à l’avance. Le même soir Roger Semat profite d’une fausse permission pour quitter le camp tandis que huit autres détenus s’évadent de leur côté. Chacun est récupéré et rejoint la cache prévue. Pendant plusieurs jours leurs camarades répondent à l’appel pour eux. Lorsque la supercherie est découverte, la Gestapo se jette à leurs trousses. En vain !

Personne ne parlera, ce qui met en rage les troupes d’occupation qui tiennent à retrouver les cadres du parti communiste et des syndicats ouvriers. Elles iront jusqu’à accuser les gendarmes d’être complices des internés. Elles n’avaient pas tort !

Là pour crever

Faute de mieux, elles exigent du gouvernement de Vichy théoriquement responsable du camp de Choisel, de renforcer la surveillance et imposent des sentinelles allemandes. Touya, sous-lieutenant de gendarmerie, remplace Leclercq. Il interdit aux quatre médecins Ténine, Pesqué, Babin et Jacq, de soigner leurs camarades, il contrôle minutieusement le type de malades qui seront soignés par le dentiste Roger Puybouffat et donne la priorité aux droits communs. A celui-ci qui s’étonne de ce choix, il déclare que « les internés politiques sont là pour crever. » Cette sinistre information devient très rapidement réalité.

Le 23 septembre 1941, par ordre des autorités d’occupation, un réseau de barbelés est monté autour de la baraque 19. Vingt et un détenus, choisis par Pucheu, ministre de l’intérieur du gouvernement de Vichy, y sont parqués en vue d’une surveillance particulière. Cette mesure inquiète les internés qui, après les évasions du 18 juin 1941, craignent une féroce répression. Toutefois, afin de garder le moral, ils continuent à faire du sport, maintiennent les causeries philosophiques, historiques, littéraires, scientifiques, comme par le passé. Le Docteur Jacq continue les cours de breton.

De son côté, la Résistance décide de montrer aux forces occupantes qu’aucun des leurs n’est en sécurité sur le sol français.

La carrière sanglante

Le lundi 20 octobre 1941, à huit heures du matin, le lieutenant-colonel Hotz, commandant de la place de Nantes, est exécuté. Le lendemain, le docteur Reimers, conseiller militaire à Bordeaux est abattu de cinq balles. A Châteaubriant, le 20 octobre vers dix heures, la Kommandantur exige un état nominatif des internés politiques. Avec l’accord de Pucheu une liste est établie, composée uniquement de communistes. A Choisel, les internés sont consignés dans leurs baraques.

Le mardi 21, à neuf heures du matin, les troupes d’occupation remplacent les gendarmes, en qui elles ont une confiance limitée, dans la garde du camp. Dans la nuit, elles tirent des coups de fusil réveillant les Castelbriantais qui prennent conscience qu’un événement dramatique se prépare.

Le mercredi 22 octobre 1941, l’ambiance est aux adieux. Personne ne doute que l’occupant va se venger des exécutions de Nantes et Bordeaux et tenter d’impressionner la population. Vers treize heures un groupe de soldats rentre dans le camp et dispose des mitrailleuses devant chaque baraque. Puis Touya et un officier allemand pénètrent dans les baraques où se trouvent les otages. Et les réunissent dans la baraque 6, une mitrailleuse placée devant la porte. Le sous-préfet Lecornu obtient de les voir et leur apporte de quoi écrire. Il est accompagné de l’abbé Moyon qui sortira du camp bouleversé par leur courage et leur dignité. Leurs lettres à leurs familles écrites, les otages inscrivent sur les planches de la baraque leur dernier message de combat.

Lorsqu’ils sont regroupés devant leur baraque et avant de monter dans les camions qui les mènent à la mort, ils entonnent la Marseillaise, reprise par tous les internés et entendue dans tout Châteaubriant. Au passage des otages les gendarmes, qui forment une haie, présentent leurs armes.

Les camions traversent la ville, empruntent la rue qui longe la Chère (actuelle rue du Duc d’Aumale). La population, fort nombreuse en ce jour de marché, voit passer les trois camions qui emmènent les otages vers la Sablière et la mort. Hommes et femmes ragent d’impuissance.

En trois vagues successives, les otages sont abattus. Jusqu’à leur dernier souffle, ils chantent la Marseillaise. Les vingt sept dépouilles sont ramenées au Château pour la mise en bière qui eut lieu le lendemain et l’inhumation dans neuf cimetières différents. Dès que les Allemands ont tourné le dos, les tombes anonymes sont couvertes de fleurs.

Toute la nuit, les soeurs de l’hospice prièrent. Chacun exprime sa colère et sa désapprobation à sa façon dans cette ville bretonne qui avait tant souffert de la première guerre mondiale. De même le dimanche suivant, malgré la peur, les emplacements des poteaux d’exécution sont fleuris. Les planches où les otages ont écrit leurs derniers messages sont découpées par leurs camarades et Roger Puybouffat les sort du camp. Il les cache d’abord dans son cabinet où il reçoit la visite d’un Touya en rage. Puis il les ramène à son domicile où elles sont cachées dans la pièce de son appartement qui ne sert qu’à son travail de résistant. C’est dans cette pièce indépendante que lui et Adèle son épouse peuvent recevoir les évadés qui n’ont pas trouvé leurs contacts, sans que jamais leurs deux petites filles ne s’en rendent compte.

C’est chez Roger et Adèle Puybouffat qu’Esther Gaudin, une jeune fille d’une quinzaine d’année et fille de Pierre Gaudin interné à Châteaubriant, viendra chercher ces planches devenues symboliques du courage des fusillés. Elle les ramènera, par le train, à Nantes où elles seront cachées en lieu sûr.

Résistance quand même

Contrairement à l’espoir des troupes d’occupation cet acte brutal n’intimide ni les internés ni les résistants qui leur en apportèrent la preuve tout au long des années de lutte malgré la sauvage répression. Tout au contraire, l’exécution de ces hommes pour délit d’opinion ou de résistance, leur héroïsme devant la mort, soulèvent l’indignation dans le pays et même à l’étranger.

Les évasions continuent. Le 25 novembre 1941, Pierre Gaudin, Henri Gautier, Auguste Delaune franchissent les barbelés à vingt heures. Ils sont recueillis par Roger Puybouffat, Jean Le Gouhir et ses amis employés au chemin de fer et regagnent les « planques » prévues. Cette fois encore, les Allemands ne les retrouvent pas. Toutefois, ces évadés qui ont rejoint la résistance seront repris. Ainsi Pierre Gaudin arrivera à Loibl-Pass le 25 août 1944, sans doute après un passage au camp central de Mauthausen. Henri Gautier, syndicaliste, sera arrêté pour faits de Résistance et décèdera en déportation. Auguste Delaune, ancien secrétaire général de la Fédération Sportive et Gymnique du Travail sera assassiné au Mans le 22 septembre 1943, par la Gestapo.

L’exécution de soldats allemands pour récupérer une arme ou d’un officier ciblé pour le rôle qu’il occupe dans la répression ou dans la mobilisation musclée des jeunes dans le STO se perpétue. L’armée de l’ombre utilise les armes en sa possession. Après une action de cet ordre à Paris, les Allemands décident de fusiller cent otages. Neuf viennent de Châteaubriant. Le 15 décembre 1941, sept syndicalistes et les docteurs Babin et Jacq sont fusillés en forêt de Juigné à la Blisière. Le 12 décembre, encadrés par deux gendarmes, les docteurs Babin et Jacq avaient rendu visite à Roger Puybouffat, à son cabinet. Sur le chemin du retour ils s’étaient arrêtés au bureau de tabac de la rue de l’Hôtel de Ville, comme d’habitude. Le docteur Babin avait pu y embrasser son père pour la dernière fois.

Cette fois les Allemands se font plus discrets que le 22 octobre 1941. Ils ont tout organisé à l’avance, les bières, les lieux d’inhumation. Ils évitent même de passer par la ville. Seuls, la Marseillaise et l’hymne breton, chantés par les otages, repris par les internés du camp de Choisel, alertent les habitants de Châteaubriant qui comprennent qu’une nouvelle horreur se prépare.

Après le départ des Allemands, Monsieur Maillard, propriétaire de la forêt de Juigné, fit peindre en bleu, blanc, rouge le tronc des arbres ayant servi de poteaux d’exécution aux neuf otages afin que chacun puisse leur rendre hommage. Après la Sablière, la Blisière devint un lieu de recueillement de la population castelbriantaise.

Il apparaît alors que les internés de Choisel sont devenus une réserve d’otages. Ainsi le 7 février 1942, neuf détenus sont choisis dans leurs baraques respectives, poussés dans un car au chant de la Marseillaise et dirigés vers Compiègne. Trois seront immédiatement fusillés : Louis Thorez, Pierre Rigaud, frère et secrétaire de Maurice Thorez, et Corentin Cariou. Les six autres sont provisoirement épargnés. Le 7 mars 1942 quatre otages quittent Châteaubriant sans possibilité de savoir le sort qui leur a été réservé. Le 29 avril 1942, deux détenus disparaissent à leur tour. Les troupes d’occupation se font de plus en plus discrètes dans leur brutale répression. Elles savent qu’elles n’ont pas réussi à intimider une population qui se radicalise au fil du temps, une population qui, tout au contraire, affirme sa solidarité non seulement en protégeant les évadés mais encore en soutenant les internés.

Ainsi pour les fêtes de Noël 1941, des représentants de toutes les professions déposent au camp de Choisel de nombreux colis destinés aux internés. Les l’école primaire supérieure de jeunes filles de Nantes, envoient des colis de friandises et une lettre motivant cet envoi.

Roger est arrêté

Revenons un peu en arrière. Le 13 décembre 1941,Touya vient chercher Roger Puybouffat sur son lieu de travail. Il prétend avoir besoin de lui à Choisel pour régler des problèmes administratifs concernant les soins dentaires donnés aux internés. Dès son arrivée, il lui annonce son arrestation pour les évasions de la nuit du 25-26 novembre 1941. Il précise : « Je suis venu moi-même car les gendarmes ne vous auraient pas trouvé ». Ses interrogatoires quelque peu musclés ne donnent rien : Roger Puybouffat ne parle pas et Touya n’a aucune preuve. Entre deux interrogatoires il fait attacher le prisonnier avec des menottes. Il lui refuse les colis de linge propre et de nourriture déposés par son épouse, qu’il menace à l’occasion, et lorsqu’il les accepte il les laisse pourrir dans son bureau. Il ne peut imaginer que, dès qu’il a le dos tourné, des gendarmes retirent les menottes et nourrissent largement le prisonnier.

Ne pouvant le faire plier, Touya le garde au camp où Roger retrouve ses camarades. Lors de la visite d’officiers allemands, Touya désigne Roger Puybouffat comme l’organisateur des évasions du 25 novembre. Notons enfin que l’arrestation de Roger le 13 décembre est une décision personnelle du sous-lieutenant Touya. Elle sera régularisée le 15 décembre par le Préfet de Loire-Atlantique.

Le juge d’instruction Jean Fichoux (Jean Fichoux est arrêté le 21 janvier 1944. Il est déporté à Dachau où il meurt le 18 août 1944) est chargé de l’enquête. De son côté Touya établit un dossier parallèle qu’il ne lui transmet pas.

Tribunal

Le 7 mai 1942 s’ouvre une audience privée devant le Tribunal Correctionnel de Châteaubriant. Lors de cette audience il s’agissait de confronter le procès verbal établi dès le 25 novembre 1941 par Touya, commandant du camp, à l’encontre des quatre prévenus accusés de « complicité d’évasion des internés Hénaff, Delaune, Gaudin ». A l’enquête du juge Fichoux et aux témoignages des témoins produits par le Ministère Public et par la Défense, le sous-lieutenant Touya témoigne à charge contre Roger Puybouffat mais doit admettre qu’il ne possède aucune preuve. Il avoue avoir fait surveiller par ses gendarmes le couple Puybouffat et le dentiste Pierre Bernou sans avoir jamais réussi à les prendre en défaut.

Un gendarme dépose à son tour et affirme que Roger Puybouffat est inscrit au carnet B comme communiste notoire à la brigade de gendarmerie de Pontivy. D’où tient-il cette information ? Si elle est, en effet indiquée sur la notice individuelle du Centre de séjour surveillé de Châteaubriant, sans doute établie par Touya, il n’en est rien sur celle des Renseignements Généraux de Nantes. Sur la fiche individuelle des internés administratifs, certainement établie après ce procès, les Renseignements Généraux d’Eure et Loir notent que Roger Puybouffat a été « autrefois au parti communiste ». Quant aux voisins des Puybouffat ils affirment que dans la nuit du 24 au 25 novembre, ils n’ont entendu aucun bruit suspect. Or l’ouverture de la porte de l’immeuble provoquait le déclenchement d’une sonnette et marcher dans l’escalier était très bruyant, ce que les gendarmes ont pu constater. Le Tribunal Correctionnel de Châteaubriant met l’affaire en délibéré.

Le 21 mai 1942 a lieu l’audience publique du Tribunal Correctionnel de Châteaubriant qui doit statuer en première instance. Il est composé d’un juge qui tient la Présidence, assisté d’un autre juge, d’un juge suppléant à Rennes et délégué par ordonnance et du Président de la Cour d’Appel de Rennes. Le juge Fichoux remplit la fonction de Procureur de la République. C’est au cours de cette audience que doivent être révélées les sanctions prises à l’égard des accusés. Les évadés, qui ne se sont évidemment pas présentés, sont condamnés à cinq ans de prison. Pour avoir « sciemment donné ou tenté de donner assistance et avoir soustrait aux recherches de l’autorité publique les évadés », deux des accusés sont condamnés à six mois de prison tandis que le plus jeune écope de quatre mois avec sursis.

Acquitté, pas libéré

Roger Puybouffat, lui, se trouve dans une situation délicate. A la suite de la première audience il est soupçonné non seulement d’avoir apporté son aide aux évadés mais en plus de les avoir « sciemment recélés à son domicile ». Cette nouvelle accusation tient à des révélations fournies par un des membres du réseau sous la pression de Touya qui arrive à lui faire dire tout et son contraire. Ce témoignage n’apparaît guère crédible au Tribunal qui considère que « si précédemment et avant son arrivée à Châteaubriant, Puybouffat a manifesté des sympathies à l’égard du parti communiste, si à Châteaubriant par sa profession, il a été amené à donner des soins dentaires à divers internés du camp de Choisel, il résulte des renseignements puisés au dossier que Puybouffat depuis sa démobilisation et son installation à Châteaubriant, n’a fait preuve d’aucune activité communiste. » De plus, mobilisé comme officier... Puybouffat a rempli son devoir de Français.

En conséquence Roger est acquitté au bénéfice du doute. Mais acquitté ne veut pas dire libéré. Il est envoyé au camp de Voves. Son père avait organisé son évasion, mais Roger refusa. Le 28 mai 1943, soit un an après son procès en correctionnelle et son acquittement, le Préfet d’Eure et Loir, représentant de l’Etat français en zone occupée, prévient la gendarmerie de Voves de prévoir l’accompagnement de Roger Puybouffat devant la Cour d’Appel de Rennes le 8 et 9 juin 1943. On ne trouve aucune trace de ce procès devant la Cour d’Appel. L’heure n’est plus aux procès mais aux déportations.

Adèle arrêtée aussi

Quarante huit heures avant le procès du 7 mai 1942 de Roger Puybouffat, son épouse Adèle et le dentiste Pierre Bernou sont arrêtés par la Gestapo. Pendant la perquisition chez les Puybouffat, au lever du jour, la Mère Supérieure de l’hospice de Châteaubriant vient chercher Rose et Claude, les deux enfants du couple. Ce jour-là, les deux petites filles, 5 ans et 8 ans, découvrent l’existence d’une pièce, sur le palier, qu’elles ne connaissent pas. Sans poser de questions. Elles n’en posent pas non plus aux soeurs qui s’occupent d’elles à tour de rôle. L’aînée de Roger et Adèle se rappelle, toujours avec émotion, de la gentillesse des soeurs à l’égard de ces fillettes assommées par la brutalité de la séparation d’avec leur mère, les poupées en chiffons qu’elles leur offraient, la patience dont elles faisaient preuve à l’égard de sa petite soeur qui refusait de manger, les petits morceaux de pain qu’elles leur offraient au goûter, la « chambre » organisée pour elles, avec des paravents, dans le dortoir de vieillards de l’hospice où l’une d’elles passait la nuit à leurs côtés. Le grand-père paternel vint chercher les fillettes dès sa sortie de prison où il était retenu pour son appartenance au parti communiste vingt ans plus tôt.

Pierre Bernou, après avoir beaucoup souffert à la prison de Fresnes est relâché en août 1942. Adèle Puybouffat après un passage par la prison d’Angers est transférée à la Santé mais n’est pas autorisée à communiquer avec sa famille. Joseph Puybouffat envoie un petit colis dans toutes les prisons de femmes. Celui envoyé à la Santé ne revient pas et permet ainsi de la localiser. Il obtient alors un permis de visite pour les deux petites filles accompagnées de leur grand’mère. Elles pourront enfin s’écrire.

Reprendre contact avec ses enfants, les revoir, donne à Adèle le courage d’attendre plus sereinement la suite des évènements. Elle sera libérée le 2 septembre 1942.

Voves

A Châteaubriant, le 7 mai 1942 (le jour même du procès de Roger Puybouffat), les détenus du camp de Choisel sont transférés à Voves en Eure et Loir, enchaînés trois par trois à un gendarme, dont une grande partie était là en renfort. Les femmes sont dirigées sur Aincourt en Seine et Oise et les juifs à Pithiviers. Comme ils l’avaient fait lors du départ des prisonniers de guerre en janvier 1941, les habitants de Châteaubriant apportent des provisions aux partants. Parmi les internés se retrouvent les cadres du parti communiste arrêtés dès 1939, ceux arrêtés en octobre 1940 par la police du gouvernement de Vichy à partir des listes fournies par les Renseignements Généraux et les Bretons arrêtés pour faits de résistance.

A Voves se trouvent ainsi 424 internés politiques. Le camp est situé sur un terrain militaire aménagé depuis janvier 1942 par les internés d’Aincourt. Depuis les fusillades d’octobre 1941 puis celles de février, mars, avril 1942, la population devient de plus en plus hostile à l’égard des troupes d’occupation qui, elles, ne font pas confiance aux gendarmes. La Kommandantur décide alors que pour chaque interné qui s’évade un gendarme sera fusillé . Les internés, tout en sachant qu’ils peuvent, à chaque instant, être désignés comme otages ou déportés en Allemagne, maintiennent leur organisation clandestine afin de se soutenir le moral, de partager les colis qui arrivent, de réactiver « l’université populaire » créée à Châteaubriant. Mais surtout ils organisent les évasions. Rose se souvient avoir accompagné son grand-père à Voves pendant que sa mère était emprisonnée. La veille au soir, il avait préparé, devant elle, la valise à double fond où il rangeait les boussoles et les cartes qu’elle avait achetées avec sa grand’mère et sa petite soeur à Paris, loin de leur domicile. Les deux fillettes étaient chargées de « s’occuper » des gendarmes, fort complices, pendant que Joseph Puybouffat passait avec le précieux contenu de sa valise. Une autre fois les enfants accompagnent leur grand-père chargé de cageots de raisin qu’elles n’avaient pas le droit de goûter. Rose se rappelle aussi être retournée au camp avec sa petite soeur et sa mère après la libération de celle-ci.

Roger demande à Adèle de cacher les enfants à la campagne dès qu’elle aura trouvé un travail lui permettant de payer une nourrice. Paris est une ville dangereuse. Les Allemands sont partout présents, les rafles imprévisibles et permanentes, les bombardements incessants terrorisent les enfants. D’autre part Adèle craint une nouvelle arrestation. Pour mieux protéger ses enfants lorsqu’elle aura trouvé une cache sûre, elle ne gardera, sur elle ou à son domicile, aucune trace d’eux. Elle leur expliquera, longtemps après leur retour à Paris en 1946, qu’elle préférait, au cas où elle serait arrêtée et que leur père ne serait plus là pour les protéger, qu’elles soient plutôt confiées à l’Assistance Publique que déportées et tuées avec elle.

Le 12 octobre 1943, Roger Puybouffat et quarante et un de ses compagnons de Voves sont transférés à Romainville avant d’être déportés le 25 octobre 1943 vers Sarrebruck, Neuengamme, puis Mauthausen et, pour lui, Loibl-Pass. La famille, au départ de Voves, cherche désespérément sa trace avec l’aide de la Croix Rouge. En vain ! Plusieurs mois plus tard, son épouse reçoit un acte de décès et quelques objets lui appartenant. Adèle refuse de croire à la mort de son époux. [Au retour des déportés, elle passera tous les soirs, après sa journée de travail, à l’hôtel Lutétia jusqu’à ce qu’elle le retrouve le 20 juin 1945, dans un état physique désastreux mais vivant !!]

Mauthausen

Lorsqu’il arrive à Mauthausen, Roger Puybouffat a déjà derrière lui vingt deux mois d’internement en France et les privations que cela implique, un court passage par Sarrebruck et un long voyage en wagons à bestiaux. Bien que déjà affaibli, il fera face à la faim permanente, au froid intense l’hiver, à la chaleur durant le court été, au manque de sommeil, aux humiliations constantes, aux coups des S.S., aux appels interminables dans la neige ou sous le soleil, au travail exténuant à la carrière et au port de lourdes pierres qu’il doit remonter par un escalier interminable, à la peur et à la volonté de ne pas perdre sa dignité.

Loibl-pass - camp nord démoli à la sortie de la guerre

A Mauthausen Roger Puybouffat doit aussi dès l’hiver 1943-44 faire face à la maladie. Il contracte une broncho-pneumonie qui touche les deux poumons. Au revier (infirmerie) le médecin ne dispose d’aucun médicament. Il utilise des enveloppements de neige pour faire baisser la fièvre. Mais les séjours au revier ne peuvent être que de brève durée car il est contrôlé en permanence par un médecin allemand qui peut décider à tout moment de son sort. Il retourne donc à la carrière très affaibli. Il ne fut sauvé que grâce à la solidarité de ses camarades d’infortune. Dès que c’était possible ils le cachaient à l’abri du regard des S.S., le temps de reprendre quelques forces. Le soir lorsqu’il tombait d’épuisement, ils veillaient à ce qu’on ne lui vole pas sa portion de soupe ou de pain, y ajoutant quelques cuillérées prises sur leur propre ration et l’aidant à manger. S’ils pouvaient « organiser » quelque nourriture, Roger bénéficiait d’un petit supplément pour l’aider à reprendre des forces.

Dès janvier 1943, le Reich confie à la firme Universale Hoch-und Tiefgau AG le percement d’un tunnel au travers de la montagne Karawanken reliant l’Autriche à la Slovénie pour avoir une ouverture sur les Balkans et l’Adriatique. La firme embauche des ouvriers qualifiés d’une quarantaine d’années, dans le cadre du service du travail. Ils commencent le percement du tunnel et jettent les bases de deux camps l’un au nord côté autrichien, l’autre au sud côté slovène devant accueillir des déportés politiques de Mauthausen car en 1943, le Reich doit faire face à plusieurs fronts : à l’est, l’URSS résiste de plus en plus victorieusement aux troupes de Hitler, les USA sont entrés en guerre après Pearl Harbor le 7 décembre 1941, le Royaume Uni résiste de toute son âme aux bombardements et mobilise ses colonies sur divers fronts. L’Europe de l’Ouest occupée organise sa résistance. A Loibl-Pass ce sont les partisans Yougoslaves qui menacent les Allemands par leur seule présence et qui attirent les ouvriers travaillant au tunnel.

Le Reich a besoin de tous ses hommes, jeunes et vieux, pour mener de front l’occupation de l’Europe de l’Ouest et tenir le front de l’Est. La force de travail des déportés devient vitale. Cela n’empêchera pas les S.S. de les traiter avec brutalité et sadisme. Loibl-Pass ne sera jamais un simple camp de travail. Lorsqu’un détenu n’a plus la force de tenir la cadence de travail, il est renvoyé à Mauthausen et exécuté.

Le 6 mai 1944, Roger Puybouffat est transféré de Mauthausen à Loibl-Pass dans un convoi de cent déportés dont trente Français, seize Yougoslaves, vingt-six Polonais. Avant le départ un tri est effectué et seuls les hommes considérés en état de travailler dur sont choisis. Le transfert, sous la garde des S.S., s’effectue dans des wagons à bestiaux. Quelques balles de paille sont jetées sur le sol et un tonneau de tôle permet aux détenus de se soulager. Parfois on leur octroie un morceau de pain mais jamais d’eau. Puis les portes des wagons sont fermées. Les déportés doivent s’asseoir et se taire.

Les voyages sont particulièrement pénibles à cause de la chaleur étouffante en été et du froid glacial en hiver. D’autant que les convois peuvent être arrêtés de longues heures lors des bombardements alliés. Arrivés à la gare de Trzic les S.S. comptent les morts. Ensuite les survivants, hébétés de fatigue, de faim et de soif, sont « chargés » dans des camions qui les déposent à l’entrée du camp. Dans les cris, sous les coups et la menace des armes, les détenus se mettent en rang et gagnent la place d’appel de Loibl-Pass sud. Chaque détenu garde le numéro de matricule qui lui a été attribué à Mauthausen. Cela dut plaire à Roger Puybouffat, matricule 39.483, qui a dû avoir bien des difficultés à le mémoriser et a dû recevoir bien des coups à ce sujet. [Ndlr : 39 483 = neununddreißigtausendvierhundertdreiundachtzig]

Ce numéro doit être cousu sur le côté gauche du manteau et de la veste rayée. A droite est cousu un triangle isocèle de couleur, la pointe en bas. Les déportés politiques sont reconnaissables à leur triangle rouge. Les déportés sont tondus de façon qu’il ne reste pas plus d’un centimètre de cheveux puis sur un axe allant du front à la nuque est pratiquée une tonsure totale de trois centimètres de large, « l’autostrade ». Ils portent, en plus, une casquette ronde qu’ils doivent ôter dès qu’ils croisent un S.S, sous peine de représailles et une paire de sabots à semelles de bois, sans chaussettes. L’hiver ils essayent de se protéger les pieds avec des chiffons ou du papier mais risquent les coups des S.S s’ils se font prendre.

Vue intérieure du tunnel de Loibl-pass

C’est dans ces conditions qu’ils doivent travailler au tunnel, par tous les temps, et pendant dix heures chaque jour. Au retour, ils doivent porter une lourde pierre pour construire un chemin au camp ce qui les occupe encore une ou deux heures, toujours sous les coups de matraque.

C’est sans doute au tunnel que Roger Puybouffat eut le pied gauche écrasé et une autre fois le tibia gauche brisé par un wagonnet, ce qui était fréquent chez les déportés. Au revier le médecin lui fabriqua des attelles qu’il attacha comme il put. Cette fois encore la longueur de sa présence au revier dut être écourtée, car le docteur Ramsauer, un nazi convaincu, risquait de lui faire une piqûre mortelle de benzine. Sa dernière blessure ne guérit jamais et laissa une fistule qui le fit cruellement souffrir.

Pendant l’hiver 1944-45, Roger Puybouffat fait une deuxième broncho-pneumonie qui, cette fois encore, touche les deux poumons. Frantisek Janouch, médecin du revier depuis son arrivée au camp de Loibl-Pass en juillet 1944, n’a aucun médicament à sa disposition. Il peut seulement faire baisser la fièvre par des enveloppements de neige et espérer que le corps de son patient réagira positivement. Ce qui fut le cas. Cette broncho-pneumonie fut-elle la conséquence des deux nuits consécutives qu’il dut rester debout, sous une forte pluie, après une journée de travail au revier, devant la baraque des gardes qui l’accusaient d’avoir perdu une pince dentaire dont il avait la responsabilité ?

A Loibl-Pass Roger travaille, tour à tour au tunnel de jour ou de nuit, au revier [avant d’y être définitivement affecté le 7 mai 1945] et même à l’atelier de blanchisserie où un S.S. le somme de stopper les trous de cigarettes sur une nappe damassée, sans laisser de traces. Sa mère était une artiste dans l’art de la reprise, souvent dans son enfance, Roger l’avait observée, penchée sur son ouvrage et elle avait partagé avec lui les secrets de la belle ouvrage. Roger réussit l’exploit demandé ce qui lui évita les coups.

Dents

Si les soins médicaux sont négligés par l’administration du camp, les soins dentaires le sont encore plus. Le revier ne possède aucun médicament, ni matériel sérieux alors que le scorbut touche de nombreux détenus depuis le printemps 1944. Aussi lorsque les déportés viennent consulter Roger, il ne lui reste, la plupart du temps, d’autres solutions que d’arracher la ou les dent(s) cariée(s) ou déchaussée(s) afin d’éviter la souffrance ou pire l’infection, ce que ses compagnons de détention n’apprécient guère.

Roger Puybouffat lorsqu’il a versé son écot en cigarette à la « solidarité » qui, en général les troque contre de la nourriture, échange ce qui lui reste contre une gousse d’ail ou un petit oignon. Ce n’est pas le cas pour tous les détenus, soit par ignorance, soit parce que les aliments contenant de la vitamine C sont très rares au camp, soit parce que, si troc il y a, ils préfèrent encore un petit morceau de pain.

Or le Reich a passé un contrat avec la firme Universale et doit lui fournir une main d’œuvre peu coûteuse et en bonne santé. Les responsables du camp prennent les choses en main, avec leur brutalité habituelle, Ramsauer, le médecin allemand des reviers des camps nord et sud de Loibl-Pass exige que tous les nouveaux arrivants soient soumis à un examen dentaire. Mais rapidement l’objectif annoncé est dévoyé. Il ne s’agit plus de soigner les détenus mais de récupérer leurs dents en or et d’arracher des dents à tort et à travers. Pour que le profit soit plus élevé Ramsauer étend la mesure à l’ensemble des déportés.

L’arrivée de dentistes et de leurs aides, prélevés parmi les internés, provoque à chaque fois un vent de panique. L’organisation clandestine essaie d’en protéger un certain nombre qui ont des dents en mauvais état ou des dents en or contre des cigarettes, monnaie d’échange par excellence. Un dimanche matin, les responsables du camp réunissent les déportés sur la place d’appel, sans veste ni manteau, par moins dix degrés. On distribue à chacun un oignon qu’il doit manger sur place, à jeun, à la grande colère des intéressés qui doivent, pendant toute la durée de la distribution, rester au garde à vous.

L’organisation clandestine du camp

Les Français représentent jusqu’à 50 % des internés de Loibl-Pass. Parmi eux une majorité de déportés politiques mais aussi des réfractaires du STO, des personnes arrêtées pour des délits mineurs ou dans des rafles. Les communistes se regroupent et continuent clandestinement la réflexion et le travail politique. Ils animent « la solidarité » organisation plus large qui vient en aide aux malades, aux jeunes, aux plus faibles, distribue la nourriture prélevée sur les faibles rations de ses membres ou « récupérée aux cuisines » lorsqu’elle a réussi à y caser l’un de ses membres ou à prendre contact avec ceux qui y travaillent.

La direction clandestine du camp se tient au courant de l’évolution de la guerre en Europe et dans le monde grâce aux contacts qu’elle a forgés avec les ouvriers civils du tunnel et transmet ces informations à ses membres afin de maintenir le moral. Elle diffuse des mots d’ordre toujours dans l’espoir d’éviter le découragement et de mobiliser les énergies. Ainsi elle demande d’entourer, sur les lieux de travail, tout Français épuisé afin de lui éviter les coups des S.S., de l’aider au maximum pour lui permettre de reprendre des forces, de faire le moins de travail possible tout en paraissant très occupé, de saboter le travail dès que possible, le tout dans la plus grande discrétion afin d’éviter les représailles.

Un moment la direction politique envisage un soulèvement des déportés relayé par une attaque des partisans. Mais ceux-ci les en dissuadent : le rapport des forces n’est pas favorable et la répression risque d’être très violente.

Elle accepte alors d’apporter son soutien à des évasions individuelles ou groupées malgré les mesures de rétorsion prévisibles. Il y eut vingt et une évasions réussies dont quatorze de Français et cinq tentatives individuelles dont deux de Français.

Les évadés, lorsqu’ils réussissent à s’éloigner suffisamment du camp sont récupérés par les partisans yougoslaves. Lorsqu’ils échouent, les évadés, après avoir été brutalement frappés, sont pendus devant tout le camp réuni sur la place d’appel. La direction pousse le sadisme jusqu’à faire jouer des valses de Strauss pendant cette cérémonie macabre. Roger Puybouffat ne pourra plus jamais entendre cette musique sans perdre connaissance.

Dès la mi-mars 1945, la victoire des Alliés se profile, les responsables des camps de Loibl-Pass, qui ne croient plus à la victoire du IIIe Reich, prennent conscience qu’ils sont pris en tenaille entre les armées soviétique et yougoslave d’un côté et les armées anglaise et américaine d’un autre. Ils tentent d’organiser leur départ afin d’échapper aux troupes soviétiques et yougoslaves desquelles ils ne peuvent attendre quelque pitié. Ils font construire par les déportés des bunkers, creuser des tranchées dans le but de retarder l’avancée des partisans. Ces travaux semblent avoir été financés par la firme Universale qui craint pour son tunnel.

A la mi-avril 1945, les partisans yougoslaves détruisent des postes militaires. Les soldats yougoslaves qui les tenaient rejoignent les partisans. Les dirigeants du camp nord craignent alors une offensive à l’encontre des unités de police S.S. et décident de transférer tous les déportés vers le sud.

Le 17 avril 1945, les déportés du camp nord de Loibl-Pass arrivent à Trzic et sont enfermés dans l’école communale sous le commandement de l’adjudant-chef Limmermann. L’ambiance change. Les contacts avec la population sont autorisés. En avril 1945, il y a environ 1 059 déportés à Loibl-Pass dont 540 Français, 108 Yougoslaves, 300 Polonais, des Allemands, des Autrichiens, des Tchèques, des Hongrois…

Avant le 5 mai, tous les déportés allemands quittent le camp, sauf ceux qui sont au revier, et leurs noms sont rayés des listes des déportés.

Le 5 mai 1945, l’organisation clandestine apprend des Yougoslaves que la fin de la guerre est proche. A leur retour au camp elle constate que l’encadrement du camp sud est absent. Le commandant allemand Winkler réunit les déportés sur la place d’appel, réclame des interprètes et leur annonce que la guerre est finie et qu’à partir de ce moment ils sont redevenus des hommes libres. Toutefois, encadrés par des S.S,. ils doivent rejoindre l’Autriche où ils seront pris en charge par les troupes anglaises pour leur rapatriement. Le Front National désigne alors les membres du comité pour l’administration du camp au grand étonnement de Winkler qui ignorait que les déportés s’étaient organisés en vue de ce jour, depuis un an et demi.

Le comité d’administration prend notamment en main la discipline, la surveillance des magasins de vivres, de la cuisine, exige une meilleure hygiène et des portions plus importantes de nourriture. Les miradors restent occupés par les S.S.

Le 6 mai 1945 dans l’après-midi, les déportés du camp nord retenus dans l’école de Trzic rejoignent leurs camarades du camp sud. Le commandant Winkler leur confie qu’Himmler a donné un ordre, le 5 avril 1945 : en cas de défaite, tous les déportés doivent être fusillés ou gazés. Mais que cette directive ne sera pas appliquée [sans doute pour ne pas risquer de détériorer le tunnel, qui sert encore]. Toute la journée, les déportés regardent avec inquiétude la foule qui fuit vers l’Autriche accompagnée d’Oustachis, de Tchetniks, de Landwehr-Manner, armés jusqu’aux dents.

Le 7 mai, dans la matinée, quatre vingt déportés du Kommando de Klagenfurt rattaché à Mauthausen, sont amenés par des S.S au camp sud. Le même jour, vers 14 heures, le commandant Winkler réunit les déportés par nationalité et leur annonce qu’ils partent vers l’Autriche. Les représentants du comité clandestin du camp exigent et obtiennent que tous les malades incapables de faire un long trajet puissent rester au revier sous la garde de deux volontaires. Le docteur Frantisek Janouch et le dentiste infirmier Roger Puybouffat se proposent pour rester près des malades.

A 16 heures le portail du camp s’ouvre et la colonne de 950 déportés en rangs par quatre (dont environ 540 Français) commence à avancer, encadrée par 44 S.S. armés, eux-mêmes surveillés par des membres de l’organisation de résistance.

La brigade Liberté

Dès que la colonne se déploie sur la route, les Français et les Polonais déroulent leurs drapeaux et entonnent la Marseillaise avec tant d’ardeur qu’elle résonne dans toute la vallée. Le passage du tunnel se passe sans encombre mais non sans frayeur. A sa sortie, enfin soulagés, les déportés reprennent la Marseillaise, sous les yeux stupéfaits de la population devant ce défilé d’hommes manifestement affamés, épuisés, dans leurs vêtements rayés, chaussés de sabots qui claquent bruyamment sur la route poussiéreuse.

Les Français sont très organisés. Ils marchent en bloc dans la colonne encadrée des deux côtés par les membres de l’organisation de résistance qui veillent au moral de chacun tout en surveillant les gardes S.S., prêts à intervenir. Lorsque l’aviation survole la colonne, cinq émissaires vont prévenir les partisans de la présence des déportés sur la route en marche vers l’Autriche. Lors de l’attaque au sol, partisans et déportés neutralisent et désarment les S.S.

8 mai 1945, à neuf heures du matin ce sont des hommes enfin libres qui se dirigent vers Feistritz, sous la protection de quelques partisans. Mais la guerre n’est pas encore terminée. L’organisation de résistance des Français et des Polonais informe l’état-major yougoslave de leur décision de former deux brigades de volontaires parmi les déportés. Sur 540 Français, 122 s’enrôlent dans la « brigade liberté ». Pour y être acceptés les hommes, plutôt jeunes, doivent être en « bonne santé » et s’être correctement comportés pendant leur incarcération. De leur côté les Polonais forment la « brigade stary » composée de 118 volontaires.

Vers midi l’arrivée par l’ouest de l’armée anglaise est annoncée. Les partisans ont besoin de véhicules et de chauffeurs pour les conduire. Ils amènent dix déportés avec eux (8 Français, 2 Polonais) pour rejoindre Klagenfurt par le train : ils comptent y trouver le matériel dont ils ont besoin. Les brigadistes et les partisans qui restent à Feistritz sont chargés de veiller au maintien de l’ordre. Ils se soucient aussi de la garde des prisonniers S.S.et de la récolte des premiers témoignages à mettre à la disposition de la justice. Les brigadistes récupèrent les armes et échangent les tenues rayées contre les vêtements de leurs prisonniers, non sans les dépouiller de leurs insignes.

Le 9 mai 1945 ils apprennent la capitulation sans condition de l’Allemagne, après une nuit très agitée et des accrochages entre armée allemande et yougoslave. L’armée allemande, à laquelle se sont joints des S.S., fuit devant l’armée rouge et tente désespérément de rejoindre les armées anglaises et américaines. Cette nuit-là certains membres de la brigade Liberté patrouillent derrière les lignes des partisans [la jonction avec la 16e division de la 3e armée ne s’opérera que quelques jours plus tard]. D’autres sont chargés de surveiller le tunnel qui traverse les monts Karawanken/Podozrica. Après l’arrivée des Anglais, les hommes de la brigade Liberté partent pour Rodovljica où ils arrivent le 21 mai. Là ils gardent un pont que quelques gardes blancs « Landwehr-Manner » veulent dynamiter.

Certificat d’appartenance à la Résistance

C’est de là que Roger Puybouffat (qui a pu rejoindre la brigade) envoie à son épouse la première lettre après dix neuf mois de silence. Il la confie à la poste aux armées qui le 27 août 1945 la confie à son tour à la mission militaire française en Yougoslavie. Mais adressée à Pontivy, elle ne parvient pas à sa destinataire avant le retour de Roger en France.

La brigade « Liberté » quitte Rodovljica pour Trzic à pied. Ils l’atteignent le 3 juin, jour du deuxième anniversaire de leur arrivée à Loibl-Pass. Ils viennent remercier les habitants de la ville pour le soutien moral, politique et matériel qu’ils leur ont apporté lors de leur internement.

A leur retour à Rodovljica la brigade « Liberté » rejoint Ljubljana où elle arrive le 5 juin. Le 6 juin ces combattants prennent le train pour Trieste et rejoignent la zone d’occupation française. Ils arrivent à Paris le 20 juin 1945 où Roger retrouve son épouse.

Le revier livré à lui-même

8 mai, au camp de Loibl-Pass, les S.S. laissent partir les Yougoslaves par petits groupes dans l’espoir qu’ainsi ils ne pourront pas rejoindre les partisans.

Après le départ de la colonne des déportés vers l’Autriche, il ne reste à Loibl-Pass que les 102 yougoslaves, la compagnie de S.S. sous la direction de Winkler et au revier 19 malades de toutes nationalités. Et pour les soigner : le docteur Janouch Frantisek et le dentiste infirmier Roger Puybouffat. Ils se barricadent et délèguent les plus valides à la recherche de nourri-ture. A leur stupéfaction ils trouvent dans les cuisines une quantité imprévue de sucre, de pâtes, de riz, une tonne de margarine, cent tonnes de pommes de terre, 2 500 boules de pain ainsi qu’un grand nombre de médicaments qui auraient pu sauver bien des malades.

Le mercredi 9 mai, la compagnie de S.S., Winkler à leur tête, quitte Loibl-Pass entre dix et onze heures. Le même jour dix déportés allemands et polonais quittent le revier et se mêlent à la colonne de réfugiés (civils allemands) qui fuient devant l’avancée de l’armée rouge et se dirigent vers l’Autriche. Il ne reste alors au revier que six Français, trois Polonais en très mauvais état médical et leurs soignants.

Dès le départ des S.S., les civils allemands qui se sont compromis avec les SS profitent des longs arrêts forcés de la colonne pour se répandre dans le camp à la recherche de nourriture et s’emparent de tout ce qu’ils trouvent. Rapidement l’ambiance dégénère. Les hommes, souvent armés, deviennent de plus en plus haineux et agressifs. Ils interpellent les malades au travers des barbelés. Puis des véhicules militaires apparaissent. Le crépitement des mitrailleuses, des fusils, des revolvers, le sifflement des fusées, des obus va toujours croissant. Les incendies illuminent la montagne tandis que des baraquements du camp sont enflammés. Les malades ne sont plus en sécurité au revier. Le docteur Janouch Frantisek descend à Trzic pour demander à l’hôpital Golnik de venir les évacuer. Malheureusement cela est impossible tant que la route est encombrée par les fuyards.

Le vendredi 11 mai, en début d’après-midi la baraque 1 est incendiée puis un homme place au pied de la cuisine, près du revier, une fusée incendiaire. Roger Puybouffat court l’enlever avant qu’elle n’éclate et mette le feu à la cuisine. Quelques heures plus tard, une autre fusée incendiaire est déposée au même endroit tandis qu’un obus emporte la toiture d’un des baraquements vide des policiers. Puis un camion de munitions prend feu près du revier. Des éclats trouent la toiture de la baraque tandis que les explosions arrachent les portes et les fenêtres. Pour ne pas être blessés les malades se sont couchés sous les lits.

Le samedi 12, il devient évident qu’il faut absolument évacuer les malades capables de se déplacer en comptant qu’ils seront récupérés par les partisans et pourront ainsi rejoindre l’hôpital Golnik. A la vue d’une charrette à chevaux sur un chemin derrière le revier, les malades passent par le trou dans les barbelés, préparé la veille et courent vers la charrette aussi vite qu’ils le peuvent. Après de multiples péripéties, les quatre évacués – deux Français et deux Polonais – arrivent à l’hôpital Golnik le 13 mai 1945. Pierre Gaudin et Georges Meyniel y passèrent trois semaines avant d’être rapatriés en France. Ils arrivent le 12 juin 1945 à Marseille. Le docteur Janouch Frantisek et le dentiste-infirmier Roger Puybouffat restent au revier avec les malades intransportables dont un vieux Polonais dans le coma.

Lorsque les malades sont enfin évacués vers l’hôpital, Roger Puybouffat rejoint la brigade « Liberté », qui est cantonnée à Rodovljica ; le 21 mai 1945. Il pourra participer aux dernières actions de la brigade et rentre en France avec ses membres. Il retrouvera son épouse le 20 juin 1945.

Mal en point : le combat continue

A son retour à Paris, Roger ne pèse plus que trente-cinq kilos pour 1m70. Il est médicalement dans un état précaire. Un tympan a éclaté sous les coups reçus, son estomac est tellement rétréci à la suite des restrictions alimentaires, d’abord pendant ses 22 mois d’internement en France puis par ses 19 mois à Mauthausen et à Loibl-Pass, qu’il ne supporte aucune nourriture solide sans vomissement. Ses poumons, après deux broncho-pneumonies sont criblés de nodules. Sa fracture au tibia gauche n’est pas consolidée, une fistule s’est installée sans espoir de guérison. [Plus tard, lorsqu’il aura la force de travailler il devra travailler debout, huit à neuf heures par jour malgré la souffrance permanente].

Mais plus grave que tout, les coups reçus ont fragilisé sa colonne vertébrale surtout au niveau des cervicales – le diagnostic prononcé par le médecin est très pessimiste. C’était compter sans l’obstination de son épouse, sans la volonté de vivre du survivant, de témoigner de l’horreur vécue par ses camarades disparus, de voir grandir ses enfants. Il n’est pas question de baisser les bras ni pour l’une ni pour l’autre.

Malgré les restrictions de l’après guerre Adèle cherche et trouve les filières pour obtenir les aliments nécessaires à l’état de santé de Roger. Elle le nourrit avec des bouillies liquides enrichies au fil du temps de lait, de farine de maïs, d’œufs en poudre. Peu à peu l’estomac de Roger accepte des aliments plus solides mais pour longtemps en très petite quantité. Et lentement, très lentement, Roger reprend des forces et pourra reprendre ainsi le métier qu’il aime tant à la Polyclinique des Bleuets.

Roger et Adèle

Dès que Roger a repris assez de forces, il décide avec son épouse d’aller voir leurs filles à la campagne où ils les avaient cachées pendant la guerre. La plus jeune, Claude âgée de huit ans, ne le reconnaît pas. Son aînée, âgée de onze ans, si elle le reconnaît, est stupéfaite de retrouver un père au visage émacié, au sourire figé, au regard vide. Lorsque, figée sur place, elle le voit venir vers elle, les bras ouverts, elle se sauve en larmes, lui tournant le dos. Ni l’une, ni l’autre ne pourra oublier cette scène.

En octobre 1946, Rose et Claude rejoignent leurs parents à Paris. Ils n’ont toujours pas trouvé un logement décent. Pendant trois ou quatre ans la famille s’entasse dans la chambre louée par Adèle après sa sortie de prison. Mais ils ont le bonheur d’être ensemble. Ensuite ils trouvent un petit deux pièces où le manque de place et d’intimité ne leur facilite pas la vie.

Ce n’est qu’en 1954, l’année du mariage de leur aînée, que Roger et Adèle trouvent enfin un appartement décent où Roger peut rêver d’installer son cabinet. Roger et Adèle

Quadriplégique

En 1963, Roger reste quadriplégique en position fœtale. Une vertèbre cervicale blesse la moelle épinière. Aucun chirurgien français n’ose intervenir tant l’opération est risquée.

Adèle, une fois encore, ne baisse pas les bras. Elle demande à l’association des Bessarabiens en France, dont elle fait partie depuis son arrivée à Paris à la fin des années 20, de lancer un appel à toutes les associations des autres pays. Un chirurgien neurologue, dont toute la famille a été exterminée pendant la guerre, se propose de venir en aide à un ancien déporté politique. Il contacte Roger et Adèle, consulte le dossier médical et vient à Paris à ses frais. Avec l’accord de Roger, qu’il a prévenu des grands risques d’échec, il tente l’opération. Il réussit. Roger après des mois de rééducation, aidé par son épouse, retrouve sa mobilité et reprend son métier à la maison. Il peut ainsi adapter sa charge de travail à son état de santé.

Mais malgré cela il doit admettre que son côté gauche, le premier touché, n’a pas repris toute la vitalité. Ses gestes n’ont plus la précision du passé. La mort dans l’âme il doit renoncer à son métier. D’autant qu’il sait que la lésion de la moelle épinière n’a pu être stoppée et évolue inexorablement. En décembre 1980, Roger est amputé à mi-cuisse, de la jambe gauche après une gangrène au pied. Aucun appareillage n’est envisageable. Bien pire, l’état de la jambe droite laisse présager une future amputation. Roger ne peut plus se déplacer seul et refuse de se montrer dehors en chaise roulante. Il se replie sur la lecture des journaux et regarde la télé.

Maigre compensation pour un homme jusqu’alors actif. Adèle décide alors d’organiser des réunions de famille à chaque occasion, invite des amis, transforme sa salle à manger en salle de réunions, l’entraîne au restaurant, avec l’aide d’infirmiers qui peuvent le porter tout en lui laissant l’illusion que personne ne s’en rend compte. Elle convoque à la maison coiffeur, tailleur pour qu’il conserve l’allure élégante qui avait été la sienne.

Mais les nuits se transforment en cauchemar pour tous les deux. Dès qu’il s’endort Roger se retrouve à Mauthausen ou à Loibl-Pass, revit les horreurs des camps et pousse des hurlements. Tous les efforts d’Adèle pour l’apaiser sont vains.

Le 26 mai 1982, la lésion de la moelle épinière qui a doucement évolué depuis 1963, frappe à nouveau. Elle paralyse lentement la luette, l’arrière-gorge et tout repas devient une torture. Après une courte hospitalisation, aucun soin particulier ne pouvant être envisagé, Roger rentre à la maison et Adèle le soigne jusqu’à l’épuisement. La mort d’Adèle en mars 1983, renversée par une voiture alors qu’elle allait chercher son journal du soir, est un choc épouvantable. Il meurt en décembre 1983, après un long coma, à 74 ans.

Il considérait ses 38 ans de vie après les camps comme des années volées aux nazis.

Roger Puybouffat était titulaire de la Croix de Guerre avec palmes et de la Légion d’honneur.

Texte écrit par Rose Puybouffat-Merrien

Rose Puybouffat

Professeur d’histoire, Docteur en psychologie sociale

Adèle a obtenu, aussi, un certificat d’appartenance à la Résistance Intérieure

Sources :
 Papiers personnels de Roger et Adèle. Puybouffat
 Souvenirs d’enfance de Rose
 Archives départementales de Loire-Atlantique, Eure et Loir, Ille et Vilaine
 Livre de la Mée : Telles furent nos jeunes années
 Alfred Gernoux, Châteaubriant et ses martyrs Ouest Editions – octobre 1991
 Yanko Tisler – Christian Tessier, De Mauthausen au Ljubelj (Loibl-Pass), Ed° l’Harmattan – déc.2005
 Témoignage d’Esther Gaudin : L’évasion des planches : la vérité, N° 58 « 22 octobre » bulletin de l’Amicale de Châteaubriant, Voves, Rouillé – 2ème trimestre 2007
 J.Jacques Monnier, Résistance et conscience bretonne - 40-45 - L’Hermine et la Croix Gammée, Ed Yoran-embannen- Oct 2007
 Images et archives : https://chsprod.hypotheses.org/mauthausen-loibl-pass