Témoignage de Michel de Pontbriand
Le 21 janvier 1944, jour de réquisition, Michel de Pontbriand est à Châteaubriant. Les agriculteurs sont convoqués avec leurs chevaux sur l’esplanade des Terrasses. Les fonctionnaires des troupes d’occupation les examinent et marquent à la craie rouge, sur l’encolure droite, ceux qu’ils ne retiennent pas. Les sorties de ville sont gardées par des soldats en armes qui ne laissent passer que les chevaux ainsi marqués. Michel de Pontbriand va de l’un à l’autre de ses administrés, les questionne et, tout en causant, fait mine de tapoter l’encolure de l’animal alors qu’il la raye d’un trait rouge. Puis il recommande au paysan de rentrer chez lui, sans s’attarder à prendre un verre et sans parler à personne. Ce jour-là, il réussit à soustraire 150 chevaux sur les 300 que la commune d’Erbray est tenue de présenter.
Ce 21 janvier 1944, absorbé par sa tâche, il ne remarque pas la voiture de police allemande qui se fraie un passage dans la foule : à l’intérieur se tasse l’abbé Hervouët, arrêté à St Julien de Vouvantes. Quand la rumeur parvient jusqu’à lui, Michel de Pontbriand pourrait prendre la fuite. Mais les Allemands ne vont-ils pas arrêter son épouse, toujours alitée après son récent accouchement ? Sa conscience lui dicte de regagner son domaine. Malgré le froid, il transpire.
Peu après 15 heures, quatre agents de la Gestapo se présentent à La Haie-Besnou. Ils visitent toute la maison sans rien trouver. Ils ne trouvent rien à la chapelle non plus. « Et pour cause : les postes étaient bien planqués derrière le chenil ».
Conduit à la Kommandantur de Châteaubriant , Michel de Pontbriand y retrouve des amis. Il raconte : « J’ignorais leur participation au réseau, mais interdiction de dire un mot ». Menottés deux par deux, gardés par des soldats en armes, les prisonniers montent dans deux camions. L’un part vers Angers, l’autre vers Nantes. « J’avais le cœur gros en passant devant chez moi : où allions-nous ? Au poteau d’exécution ? En prison ? Pendant 65 km nous sommes serrés, ballottés dans les camions où les sentinelles sont énervées. Enfin, vers 20 heures, l’on nous fait entrer à l’hôtel particulier des de Charrette réquisitionné place Louis XVI. Là, dans une grande pièce démeublée, nous voilà formant un large cercle le long du mur, comme des enfants punis au piquet. A un mètre de moi à ma droite se trouve le vicaire d’une paroisse voisine [l’abbé Hervouët], en soutane bien entendu. A ma gauche, un monsieur énorme d’au moins 125 kg qui n’est autre que le juge d’instruction du tribunal de Châteaubriant [le juge Fichoux]. J’éclate de rire . Qu’avais-je fait ! La sentinelle qui était au milieu de la pièce se précipite sur moi et m’administre une paire de gifles qui m’étourdit complètement puis, me prenant par le bras, me met devant la cheminée en marbre blanc surmontée d’une grande glace ». Une chance pour lui car, dans la poche intérieure de sa veste, une lettre de sa mère, habitant Rennes, l’informe qu’elle a trouvé une filière pour communiquer avec des Résistants amis en prison [ceux qui ont été arrêtés le 30 novembre 1943]. « Surveillant, grâce à la glace, la sentinelle, j’ai pu prendre la lettre et la mâchonner ».
Interrogatoire d’identité. Prison Lafayette. Dix hommes dans une petite cellule cimentée, sans chaise ni matelas, dans le noir et le froid, sans rien à boire ni à manger.
Le lendemain matin, Michel de Pontbriand est enfermé seul dans la cave de la prison. « Les murs sont ruisselants d’humidité comme le sol et la paillasse infecte sur laquelle je suis obligé de m’allonger. L’odeur est nauséabonde. Seul confort, un broc d’eau, un seau hygiénique. La nourriture est infecte : des rutabagas gelés dans de l’eau sale avec 3 ou 4 bouchées de pain. Je suis anxieux de ce qui va se passer. Cette incertitude de l’avenir sera un des tourments de ma captivité ».
Le 31 janvier 1944, des prisonniers , enchaînés deux par deux, sont emmenés en direction d’Angers dans un car Citroën à gazogène. « A moitié chemin environ entre Nantes et Angers, en pleine campagne, le car se range bien sur le côté droit de la route. Les sentinelles armées de leurs mitraillettes descendent et entourent le véhicule. Grande émotion parmi nous. Il n’y a pas de peloton d’exécution mais les soldats sont assez nombreux. Notre dernière heure est-elle arrivée ? Le chauffeur lui-même est descendu. Nos gardiens vont-ils mettre le feu au car ?. Le chauffeur ouvre les coffres latéraux, en sort tout simplement des sacs de charbon de bois pour approvisionner le gazogène. Ouf ! Quel soulagement ! Nous repartons pour le « Pré-Pigeon », nom de la prison d’Angers ».
Michel de Pontbriand n’est interrogé qu’après 17 jours de secret, par deux fois, de nuit, au siège de la Gestapo. « N’avouant rien, je ne donne aucun nom et nie tout. Alors je reçois des coups de poings, de pieds, des gifles, un énorme berger allemand entre en montrant les dents, je ne bouge pas, il s’arrête près de moi et me flaire, ne me touche pas, je dois sentir le chien ! Mon interrogateur décide de me prendre par la douceur, il m’offre une gauloise et un verre d’Anjou. J’hésite un peu et accepte, cela n’engage à rien. Au cours d’un grand silence, il me fait signe d’écouter, effectivement j’entends dans la pièce d’à côté les cris effroyables d’un homme que l’on torture. De nouvelles questions me sont posées. Je nie toujours. Finalement ce membre de la Gestapo, par le truchement d’une interprète française, veut me faire signer le procès-verbal de mes déclarations. Le texte étant en allemand je refuse, il insiste, se fâche, et me fait dire par l’interprète : "vous irez bien gentiment travailler en Allemagne pour le Grand Reich" et me fiche à la porte avec un grand coup de pied dans le derrière. Je me retrouve dans une Citroën Traction Avant qui me reconduit à la prison vers 5 heures du matin, heureux de n’avoir que des bleus. Je remercie le ciel d’avoir tenu le coup ».
Le 18 mars 1944, rassemblement des gars arrêtés à Châteaubriant. Dans la cour, menottes aux mains, avant de monter dans un camion, un jeune sous-officier, parlant français sans accent, leur dit : « Au revoir Messieurs. Bon voyage. Tâchez d’être plus adroits à la prochaine guerre ».
A la gare d’Angers, entassés dans des wagons de troisième classe avec une sentinelle par compartiment, les prisonniers, à l’insu de leurs gardiens, laissent tomber des petits papiers destinés à leur famille « lorsque le train marchait doucement et que des ouvriers travaillaient sur les voies. Ces derniers ont en général été chics en mettant sous enveloppe nos messages et en les postant ».
Le 20 mars, arrivée au camp de Royal-lieu (Compiègne), puis départ le 27 avril 1944 avec ce qu’on appelle le « Convoi des Tatoués » (lire page 173). A l’arrivée à Auschwitz Michel de Pontbriand se voit tatouer le numéro 186 254 à l’avant bras gauche. Puis le 11 mai 1944 il est renvoyé sur Buchenwald, et le 25 mai 1944 vers Flossenbürg où, dit-il, le slogan, inscrit en grandes lettres à l’entrée, indique « Ici, on fait pleurer les hommes »..
Le 2 juin 1944, Michel de Pontbriand est affecté dans une usine d’aviation Messerschmitt, avec trois Castelbriantais, et 400 Russes, Polonais et Tchèques. « A cette promiscuité dont nous avons beaucoup souffert, venaient s’ajouter les coups de schlague, de pieds, de poings des Kapos, une nourriture de plus en plus mauvaise et insuffisante avec un travail debout de 12 à 14 heures par jour. En un mois j’étais devenu spécialiste soudeur d’aluminium, sans lunettes. Nous couchions à 600 dans un grenier pouvant contenir normalement 200 personnes. Nous n’avions chacun qu’une couverture, aucun vêtement de laine, pas de mouchoir, pas de chaussettes, en guise de souliers des semelles de bois attachées avec des lanières de toile ou le plus souvent avec des ficelles. Pas de soins médicaux, une infirmerie fantôme où en permanence une trentaine de malheureux attendaient la mort, presque tous rongés par la tuberculose. Aucun soin d’hygiène, les poux nous dévoraient. »
[André Bessière raconte : « Michel de Pontbriand accrochait obstinément
sa confiance en l’avenir à une foi robuste et sans défaillance (...). Appelé au
déchargement d’un wagon de charbon, il transportait le combustible lorsque le
manœuvre, à barbe épaisse, décrassant la chaudière de l’atelier, aperçut le F inscrit sur le triangle rouge. ». Le barbu se présenta comme le vicaire d’un petit village entre Rennes et Châteaubriant [sans doute Visseiche]. (...) . Ainsi, à la faveur de sentinelles distraites, un dialogue s’amorce entre le Père Loisil,
aumônier des prisonniers de guerre, et l’ex-maire d’Erbray.
De temps en temps, croisant une main connue dans un couloir ou dans un escalier, l’abbé y glisse un petit papier
contenant des mots réconfortants et des nouvelles de France
obtenues à la radio de Londres.]
[D’un enfer à l’autre, page 187]
Michel de Pontbriand poursuit : « A l’atelier il ne fallait pas être pris à saboter ou à fabriquer des objets tels que des bagues, des dizainiers scouts, car c’était la peine de mort.. Pour ces motifs, des camarades furent pendus sous nos yeux dans la cour de l’usine, le soir après le travail ». Au cintrage et à la soudure des tubulures d’échappement, il est fréquemment sollicité pour glisser deux ou trois pommes de terre à cuire dans le tuyau qu’il chauffe au chalumeau [André Bessière, D’un enfer à l’autre, page 213]
Le 14 avril 1945, les troupes alliées se rapprochent du Kommando, les Allemands font évacuer l’usine. Un véritable calvaire, « Il nous fallait parcourir chaque jour à pied, de 10 à 25 km souvent sans aucun ravitaillement. Nous étions de véritables loques humaines, tous ceux qui, malades et fatigués, ne pouvaient suivre, étaient impitoyablement abattus sur la route ». Le deuxième jour de cette marche forcée, 62 Déportés sont fusillés en forêt de Reitzenhain en Tchécoslovaquie. « Le 6 mai 1945, vers midi, en traversant un petit village, nous apprîmes la fin des hostilités et le lendemain matin, après une nuit blanche dans une grange où nous pensions être fusillés, à notre grande stupéfaction, nos sinistres gardiens nous donnèrent la liberté. Deux jours plus tard, nous étions une partie aux mains des Russes, une autre aux mains des Américains. »
Une partie des rescapés de Flöha est en effet dirigée vers la Petite Forteresse
de Theresienstadt (Terezin) puis vers Chiesch, où, gravement malade, Michel de Pontbriand est transporté chez des particuliers puis à l’hôpital tchèque de Pilsen. [André Bessière, D’un enfer à l’autre, page 382]
« Hélas le degré d’épuisement dans lequel se trouvait un grand nombre d’entre nous ne leur permit pas de survivre et de revoir leur Patrie, leur famille » conclut Michel de Pontbriand.
Michel de Pontbriand survivra. Au départ, pour une taille de 1,76 m, il pesait 82 kg. A l’arrivée, 52 kg, après 16 mois et 5 jours de détention.