Ecrit en mai-juin 1988
Vendredi 31 mai 1968
Marie-Françoise Fleury raconte :
« A Châteaubriant, ce fut le grand jour du chantage, de la peur, du défi.
Le matin, c’était la « manif », celle des grévistes. Elle fut assez médiocre malgré la présence d’un responsable paysan venu apporter un soutien public. Les orateurs visiblement fatigués manquaient d’éloquence et les tournures extrêmes comme « l’usine sans patron » sonnaient d’autant plus creux ». (MFF)
Une voiture du Comité de grève, équipée de haut-parleurs, sillonne la ville pour annoncer la vente de pommes de terre (0,10 F/kg), poulets (2,70 F/kg), bœuf à braiser (6,15 F/kg) et beurre (6,25 F/kg).
Au Conseil Municipal, réuni d’urgence, le maire décide de reprendre en mains la distribution du carburant et de confier au commissariat de police la distribution des bons d’essence. Il appelle à un défilé « pour la défense des institutions républicaines »
« Les grévistes sont réunis au siège de l’Amicale Laïque, rue du Château. Un haut-parleur dans la rue vient en troubler le déroulement : le maire invite toute la population à venir manifester dans le cadre du « Comité d’Action Civique ». C’est le défi aux grévistes qui prenaient une part grandissante dans la ville.
En fin de réunion, quelqu’un annonce que la Troupe (des parachutistes apparemment) campent au Moulin de Croc-Fer, aux portes de Châteaubriant. On aurait découvert leur présence dans les feuillages.
Ce fut un choc dans l’assemblée. Pour ceux qui avaient plus de 25 ans « troupe et feuillage » c’était une association d’images qui évoquaient la guerre. On se souvint... on évoqua la retraite des Allemands dans un contexte de fusillade d’arrière garde.
L’atmosphère était pesante. Une menace sourde pesait sur la ville, les nerfs étaient tendus et chacun vivait dans l’angoisse du soir, redoutant que quelque provocation de part ou d’autre ne déchaîne l’étincelle »(MFF)
Le défilé du "Comité d’action civique" eut lieu le soir, du Boulevard de la République au Monuments aux morts, avec en tête un certain nombre de notables de la région... pas si fiers que ça ! A l’issue de la manifestation, les grévistes distribuèrent un tract donnant leur sentiment.
Ce tract disait :
« Aucun étonnement en ce qui concerne la présence des patrons, ceux-ci sont bénéficiaires et solidaires du système capitaliste.
Etonnement en face de certains petits artisans ou commerçants. Nous pensons qu’ils ont défilé pour soutenir le maire, mais qu’ils n’ont pas compris qu’ils soutenaient surtout l’ex-député, donc le système capitaliste, auquel ils sont opposés ou qu’ils subissent.
Pitié en face de la poignée de salariés : certains se sont sentis obligés moralement et même quelques-uns ont été payés pour défiler. D’autres n’ont pas encore compris que les syndicats luttent vraiment pour eux.
Joie de constater l’absence de Jeunes dans ce cortège où figuraient par contre de nombreuses personnes étrangères à la ville.
Nous n’avons pas compris que l’on ose défiler à la suite du Drapeau tricolore, faisant ainsi de ce drapeau le drapeau d’un parti et non pas le drapeau de tous les Français.
Nous félicitons tous ceux qui ne sont pas laissés prendre à cette manœuvre. Nous affirmons que nous, syndicalistes, en demandant l’aménagement des conditions de travail et la garantie de l’emploi, l’amélioration des salaires (et surtout des salaires sociaux), la garantie des droits syndicaux, en luttant contre le régime capitaliste et gaulliste exploiteur de l’homme (malgré les belles paroles et les belles promesses), nous luttons vraiment pour la LIBERTE, l’EGALITE, la FRATERNITE. »
C’était la fin du mois de mai. La situation politique nationale avait changé et elle avait déjà des répercussions locales. Le mois de juin allait être différent, perturbé toujours, mais on allait vers la reprise du travail et surtout vers les élections législatives de la fin juin. « ELECTIONS, PIEGE A CONS » disaient les étudiants, non sans raison : quand on prépare des élections générales, on n’a plus la tête à gérer la grève au jour le jour.
LA GREVE SE POURSUIT...
La grève, cependant, ne s’est pas arrêtée d’un seul coup. A Châteaubriant, Provost, le MAC, Neau, le Nid Coquet reprennent peu à peu le travail, de même qu’une partie de l’enseignement privé, les municipaux de Châteaubriant, Leneveu, Atlas-Issé et Salmon-Issé. Chez ALCA, il a fallu l’intervention du maire pour ouvrir la porte où se trouvaient les capsules « Congé » à mettre sur les bouteilles : le préposé des contributions indirectes était toujours en grève.
Les négociations se mènent maintenant entreprise par entreprise, ce qui n’empêche pas le Comité de grève de fonctionner toujours et de délivrer notamment du lait en poudre et un millier de pains de deux livres aux familles des grévistes, sur présentation de leur livret de famille et de leurs fiches de paie.
L’essence est redevenue normale. Le tabac manque encore.
Chez Huard, les syndicats présentent leurs revendications. Et la Direction rétorque que, sur le plan social, l’entreprise est plutôt en avance : existence de représentants syndicaux, retraites anticipées, fonds de garantie des ressources pour atténuer les pertes de salaires en cas de réduction de la durée du travail - et contrat d’intéressement aux résultats d’exploitation. Elle ajoute aussi : « l’emploi et la durée du travail ont été assurés très au-delà de ce qu’aurait justifié une stricte application des principes d’une saine gestion industrielle ». Phrase qu’on peut considérer comme prémonitoire, si l’on se souvient de ce qui s’est passé, vingt ans plus tard, en 1986-1987.
La grève reste totale chez Huard, les cheminots, l’enseignement public, tandis que le travail reprend vers le 5 juin aux PTT ou chez Forcast (usine de confection)
Le 6 juin 68, Huard est toujours en grève (par 55,67 % des votants), mais un « comité pour la reprise du travail » se met en place.
Les 8-9 juin, il reste 50 000 grévistes à Nantes (dont 45 000 métallos) sur les 136 000 travailleurs de cette ville. A Châteaubriant, c’est la traditionnelle « Braderie » de juin. Elle sera décevante.
SI J’AVAIS PRESENTE MON CHIEN...
Vers la mi-juin, les reprises de travail se font plus nombreuses. Seul noyau dur : la métallurgie. La presse parle de moins en moins des conflits sociaux et s’intéresse aux futures élections législatives et, à nouveau, aux sports.
Chez Huard le travail a repris le 11 juin, les salariés rentrant dans l’usine derrière deux drapeaux tricolores et un drapeau rouge, en chantant l’internationale. Le Comité de grève continue, à Châteaubriant, à vendre des côtes de porc et des œufs et à donner du lait en poudre et des fromages. Le Club nautique prépare la saison. Le Lycée reprend les cours.
Le 12 juin, nouveaux débrayages en France suite aux violences policières dans les usines de Paris, où il y eut des morts. Le comportement de la police appelle toujours ce type de réaction !
Le comité intersyndical de grève de Châteaubriant appelle tous ceux qui ont eu un salaire inférieur à 800 F pour le mois d’avril, à se présenter à l’ancienne Poste pour y recevoir des boites de conserve et du lait en poudre.
Mais les élections approchent. Trois candidats traditionnels et un candidat issu du mouvement de mai.
Trois candidats traditionnels :
Xavier HUNAULT (de Droite)
Maurice JARRY (Parti Communiste)
Jean PIERRE (radical - un nantais)
Et un candidat issu du mouvement populaire :
Louis DUBOSQ (avec le soutien du PSU)
Issu du mouvement de mai, Louis DUBOSQ, l’animateur syndical des travailleurs de l’usine ATLAS à Issé, se présente, soutenu par le PSU. Son suppléant est René PHILIPPOT, un agriculteur de Treffieux. Ni l’un ni l’autre ne sont des notables. Et s’ils sont politisés, c’est comme tout un chacun : ni plus ni moins.
Leur campagne électorale fut homérique, avec des côtés comiques, une grande force de conviction, beaucoup de fougue et pas mal de flou. Ils étaient les candidats de tout ce qui avait bougé, de façon non traditionnelle, pendant les évènements de mai. Ils feront un score très honorable : (11,5 %), dépassant aussi bien le PCF (Maurice JARRY) que le représentant des gauches (Jean PIERRE). Est-il besoin de préciser qu’HUNAULT a emporté les élections avec 72 % des suffrages ? Un score qu’il n’a jamais retrouvé depuis, heureusement. Comme a dit plus tard un gaulliste historique, M. Alexandre Sanguinetti : « En 1968, si j’avais présenté mon chien à ma place, il aurait été élu »
Au moment des élections : LES TROIS POUVOIRSMai 68, ce fut la grande fête de la parole. Aux portes des entreprises, lors des piquets de grève, lors des réunions de toutes sortes, les grévistes discutaient beaucoup, de l’école, de la liberté de l’information, de la justice, etc. Lors de la préparation des élections, un gréviste demande un jour à Louisd Dubosq, plus au fait que lui, croit-il, des grands courants d’idées : « Tu y crois, toi, aux trois pouvoirs ? ». « Assurément » répond Louis Dubosq ... avant de demander à René Philippot, tout bas : « Tu sais c’que c’est les trois pouvoirs ? » --- « J’sais pas ! Peut-être que c’est ce que j’ai appris à l’école : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire » Ah non, camarades ! C’était plutôt le pouvoir ouvrier, le pouvoir étudiant et le pouvoir paysan (à moins que ce ne soit le pouvoir enseignant, on ne sait plus : tout allait si vite à cette époque). Dans notre région, on n’était peut-être pas au fait des dernières évolutions de la pensée, mais au moins on avait la foi et ce n’est pas ici qu’on pouvait se perdre dans des magouilles politiciennes. |
LA « KERMESSE » CHEZ HUARD LE 18 JUIN
C’était donc fini à Châteaubriant, comme en France. Enfin, pas tout à fait, car il y eut chez Huard ce qu’on a appelé « la kermesse ». C’était le 18 juin 1968, le jour où la Direction annonçait la répartition des bénéfices (430 000 F) entre les salariés de l’entreprise. « Mai 68 » était passé par-là et les salariés n’acceptaient plus les mesures inégalitaires. Les cadres étaient pour la hiérarchisation de la participation aux bénéfices. Les ouvriers voulaient une répartition uniforme.
Dès 9 h 30 l’atelier des Forges débrayait et plaçait des barrages à la porte de l’usine pour empêcher la Maîtrise de sortir. Les gars jouaient aux palets devant l’usine : il faisait beau et chaud ce jour-là. Au micro, la fille d’un ouvrier chantait la chanson à succès de l’époque « Rikita, jolie fleur de java »... Si l’atmosphère paraissait bon enfant, la tension montait tandis que les discussions se poursuivaient entre la Direction et les représentants syndicaux.
Le porte-parole de la Confédération des Cadres fit savoir qu’il était pour le maintien de la hiérarchisation des bénéfices. Cela fit mauvais effet. Un Directeur de l’usine, qui faisait les cent pas à quelques mètres des grévistes fut pris à partie. Un autre se trouva à bout de souffle en raison d’une cravate un peu trop serrée. Il faisait « chaud »
Finalement, la discussion dut se poursuivre en terrain neutre. Vers 20 h 30 un accord était conclu : les 1650 salariés de l’usine recevraient une prime uniforme de 260 F. Quant aux cadres « leurs droits seront examinés ultérieurement, dès que les conditions de calme seront rétablies »
La grève a cessé alors chez Huard. Ce fut la dernière grève de cette période troublée où les grévistes et les organisations syndicales tinrent le haut du pavé.
Durant tous les Evènements de Mai, les « politiques » n’eurent jamais leur mot à dire en tant que tels, ni sur la conduite des opérations, ni lors des prises de parole dans les manifestations. Le mouvement était revendicatif, il l’est resté jusqu’aux négociations avec le patronat. Et s’il s’est terminé par des élections générales, c’est parce que le gouvernement de l’époque a espéré dévier et casser le mouvement populaire. Et il y a réussi.
QUE RESTE-T-IL DE MAI ?
Que reste-t-il des évènements de Mai ? Pour certains, mai 68 ne fut qu’une fausse révolution en culottes courtes. Mais alors pourquoi, dans les sondages d’opinion, Mai 68 reste-t-il l’un des évènements les plus importants depuis la guerre ?
En fait, Mai 68 a changé beaucoup de choses. D’abord au niveau social : le SMIG à 3 F de l’heure avec suppression de la distinction Paris-Province (cela fait 35 à 37 % d’augmentation) ; une augmentation de 7 à 10 % des salaires ; une augmentation des allocations aux personnes âgées ; la réduction de la durée du travail ; la réduction du ticket modérateur de la Sécurité Sociale ; des crédits pour la formation et surtout la reconnaissance officielle des sections syndicales d’entreprises (protection des délégués, droit d’expression des syndicats).
Ensuite, c’est à un niveau plus profond que Mai 68 a changé beaucoup de choses, au niveau des mentalités et des comportements « rien n’est, depuis, tout à fait comme avant » dit le sociologue René Rémond. Le pouvoir absolu, fût-il paternel, n’est plus toléré. Et le pouvoir le sait. Tous les pouvoirs ont compris l’importance de la « communication », de l’explication, de l’adhésion aux décisions qui engagent l’avenir d’une collectivité. Commander ne suffit plus, il faut se faire comprendre. Et si la famille est redevenue une valeur-refuge, c’est parce qu’elle représente, désormais, un espace de liberté. Depuis 20 ans, l’autorité et le patronat de droit divin ont pris un vieux coup.
Mai 68 a fait sauter bien des verrous aussi dans le domaine des mœurs. Il a conduit au féminisme, à la législation de l’avortement, au vote des jeunes à 18 ans, à une plus grande liberté d’information, de parole, de pensée.
Que l’on soit pour ou contre ces changements, ils existent. Peut-être avec des aspects négatifs. Sûrement avec des côtés positifs. Les Français sont devenus plus mûrs, moins enclins à se laisser mener par le bout du nez. C’est la fin des « modèles » communistes, socialistes ou libéraux.
Vingt ans après, on a le sentiment que les Français ont appris à juger par eux-mêmes. Mai 68 a sans doute été leur crise d’adolescence avec ce que cela suppose d’ambiguïtés, de contradictions et d’exaltations. Comme dit l’un des acteurs de l’époque : « Mai 68, ce fut l’imprévu, la foule, le bordel, les barricades, la grève, la gaieté, la gentillesse, la jeunesse même chez les vieux, la griserie du pouvoir chez ceux qui n’en avaient jamais eu » (lire l’Evènement du jeudi - numéro de 14 au 20 avril 1988 - page 69)
A Châteaubriant, le mouvement de mai a débouché sur la création de nouveaux mouvements politiques. A côté du Parti Communiste qui existait déjà, il s’est créé le Parti Socialiste Unifié (PSU) et le Parti Socialiste, et tout un courant autogestionnaire qui subsiste sous différents noms : Courant Socialiste, Front Autogestionnaire, etc.
On peut dire aussi que LA MEE est née de cette mouvance, juste après les élections municipales de 1971 où le Courant Socialiste avait présenté une liste complète. Et si LA MEE a gardé une indépendance absolue à l’égard de tout parti, et une liberté de ton, c’est, sans nul doute, la conséquence des évènements de Mai.
LA MEE remercie particulièrement toutes les personnes qui ont aidé à la reconstitution des évènements de cette période et en particulier Marie Françoise Fleury (MFF) pour son journal de bord et Georges GALIVEL pour ses précieuses archives. Si maintenant, des lecteurs ont des correctifs, des compléments ou des documents à nous apporter, qu’ils soient les bienvenus.
Ceux qui n’étaient pas A LA NOCEUn jeune homme de Châteaubriant se rappellera toujours de Mai 68. Faut dire qu’il devait se marier le Premier Juin. Mais il n’y avait plus de train, plus d’essence, plus de courrier, plus de téléphone. La noce fut annulée faute d’invités. Et reportée au 21 juin, après avoir décommandé le maire, le curé et le restaurant. Le 31 mai, deux jeunes arrivent à Châteaubriant, tout farauds. Ils avaient réussi à se procurer de l’essence au marché noir. Ils venaient faire la noce. Perdus en ville, ils s’adressent à la gendarmerie qui, alors, se trouvait au château. « Savez-vous où habite G. ? » — « Qui ? Celui qui devait se marier demain ? » C’est ainsi qu’ils ont appris que, pour eux, la noce était déjà finie. |
Duplicité en trois tableaux
Le comportement du député-Maire de Châteaubriant, pendant les événements de Mai 68, a été exactement semblable à ce qu’il est maintenant : le désir (le besoin ?) d’un pouvoir absolu. Or, par suite des grèves massives, il se trouvait que, de fait et sans que cela ait été voulu, le pouvoir était dans la rue. Le jeu de X. HUNAULT a consisté à essayer de reprendre à son compte toutes les bonnes idées du Comité de Grève :
Essence : le Comité de Grève faisait débloquer un camion ? Le Maire tentait le coup à son tour. Le Comité de Grève émettait des bons d’essence pour les prioritaires ? Le Maire en faisait autant.
Ravitaillement de la ville : le Comité de grève mettait un téléphone à la disposition des commerçants ? Le Maire en mettait un aussi ! Le Comité de Grève se montrait vigilant sur les prix ? Le Maire demandait aux commerçants de la modération dans leurs prix
Aide aux plus démunis : le Comité de Grève procurait de la nourriture à prix réduit ? Le Maire faisait voter une subvention pour le Bureau d’Aide Sociale, sans que l’on sache très bien qui pouvait prétendre à un secours et s’il s’agissait d’un don ou d’une avance remboursable.
De même, parce qu’il ne pouvait faire autrement, le Maire mettait en place une commission extra-municipale associant les représentants des grévistes. Elle n’a pas fonctionné. Vingt ans après, il crée toujours des commissions quand il voit qu’il ne peut les refuser. Mais il ne les réussit pas.
Les blocages qui ont provoqué Mai 68 sont toujours d’actualité à Châteaubriant. Sur quoi déboucheront-ils ?
Texte publié pour le 40e anniversaire : http://www.chateaubriant.org/histoi...