L’itinéraire d’un homme
Henri BELOEIL, il est né, en 1930, un jour de juin, et a vécu « au n° 12 de la rue des Masses à Paramé. Quatre personnes dans deux pièces. Il n’y avait qu’un seul robinet et les W.C. étaient dans la cour »... comme dans beaucoup de maisons modestes de cette époque.
En maternelle, il est allé à l’école publique « parce que ma mère avait souffert de l’injustice et de la ségrégation des bonnes sœurs » et, pour l’enseignement élémentaire, il est allé chez les frères « parce que mon père avait gardé un excellent souvenir de cette école et y avait obtenu le certificat d’études ».
L’été le petit BELOEIL gardait les vaches chez sa tante Rose. « Vers 1942, pour les grandes vacances, je suis allé au patronage où j’étais Cœur Vaillant, un ersatz de scout ou, si l’on préfère, cette organisation de Cœur Vaillant était du scoutisme pour prolo ».
La guerre
Septembre 1939, la déclaration de guerre. Le jeune garçon est resté marqué par le passage des trains de soldats mobilisés (Hommes 40, chevaux en long 8) et les adieux déchirants des familles. Mai-juin 1940, le défilé des troupes anglaises et écossaises à St Malo : « On les aura les Boches ! Mort à Hitler » et puis, quelques jours plus tard, les mêmes troupes sont repassées en sens inverse dans la plus affreuse débandade.
L’injustice sociale et la guerre ont fortement impressionné le jeune BELOEIL qui en a gardé des images fortes, une réaction viscérale contre l’embrigadement, contre la ségrégation sociale. Cette ségrégation qu’il retrouvera lorsqu’on lui fit sentir que, faute de moyens financiers, il ferait mieux de ne pas poursuivre ses études d’espagnol...
Et encore la guerre
Et à nouveau, voici la guerre. Le premier novembre 1954, lorsqu’il est affecté à la Base aérienne 123 d’Orléans, c’est la Toussaint Rouge en Algérie, le début d’un long conflit qui durera 8 ans. Le 29 décembre 1955, alors qu’il vient juste de connaître Marthe, qui sera sa femme, il est envoyé mis à la disposition d’Air-Algérie et il rejoint Oran, sachant bien, en partant, qu’il ne reverra pas son père vivant.
La guerre d’Algérie, il la vit sur le terrain. Chef de section, il a assuré pendant quelque temps le commandement d’une compagnie de 140-150 hommes, chargés de surveiller un point sensible, le viaduc de Meffrouch, à une quinzaine de kilomètres de Tlemcem. Une route très dangereuse, virages en montagne, deux ponts au creux d’une vallée très encaissée, de nombreuses possibilités d’embuscade. « Etre responsable de la vie ou de la mort de 150 hommes au combat, fut une trop lourde responsabilité pour moi : j’ai laissé une partie de mon âme au Meffrouch » dit-il. De cette période difficile, il garde un « Témoignage de satisfaction » disant ceci : « Chef de section en Zone Opérationnelle, a accompli sa tâche avec conscience et dévouement. Très aimé de ses hommes, a réussi à faire de sa section une des meilleures de la Compagnie ». Il a été décoré de la Croix de la Valeur Militaire.
Mais Henri BELOEIL ne tire pas gloire de cette guerre qui n’osait pas dire son nom « je ne fais pas partie d’associations d’Anciens Combattants car je ne peux admettre leur dérive droitière des valeurs patriotiques ou militaires. Les tués de Meffrouch ne sont pas tombés en criant « Vive la France » ou « Vive l’Algérie Française », la veille encore, ils criaient « La quille, bordel ! ». Laissons les morts reposer en paix ; ne les faisons pas mourir une deuxième fois pour des causes qui n’étaient pas les leurs.
2 avril 1957 : 47 jours de permission libérable. Enfin.
22 mai 1957 : Henri BELOEIL est nommé Adjoint à l’Enseignement d’Espagnol à St Brieuc. A la rentrée de 1959, il est en poste à Châteaubriant, au lycée municipal. Mais ça c’est une autre histoire.
L’enseignement
Professeur au franc parler, viscéralement hostile à toute injustice, à tout mot d’ordre imposé d’en haut, Henri BELOEIL a su communiquer à ses élèves la passion de l’Espagne, de sa langue et de ses poètes. Tout comme il a su présider aux destinées, pendant un temps, du Photo-club de Châteaubriant. Et si vous le voyez, l’œil collé à l’objectif d’un appareil photo, lors des cérémonies de la Sablière, lors de la commémoration de la rue de Couëré, lors des fêtes de retraités, lors de la liesse populaire qui a suivi les élections de mars 89*, ce n’est pas uniquement pour son plaisir, mais parce qu’il considère que la photo est, aussi, une façon d’écrire l’histoire.
Et si vous voulez un dernier trait de caractère, sachez que son album de photos personnel commence par une photo de lui, bébé, et réserve, à côté, une place pour la dernière photo que l’on prendra sur son lit de mort. Comme si la mort, finalement, donnait son sens à la vie.
Enfin, la mort, pas tout de suite... Henri et Marthe BELOEIL ont d’abord le goût à vivre...
Je me souviens
· Je me souviens de ce doyen de la Faculté des Lettres qui, à notre demande d’explication (nous étions deux dans son bureau), nous répondit : « Si vous n’avez pas les moyens de faire des études, il ne faut pas en faire ». Il s’agissait de moyens financiers.
· Je me souviens de ce colonel qui, m’apprenant que j’étais désigné pour partir en Algérie, et voyant mon désarroi, me dit : « Je vous comprends, ce qu’il y a de moche en Algérie, c’est qu’il y a toujours des mouches ». Nous étions en décembre 1955 ; il se passait pourtant des choses là-bas.
· Je me souviens de mon chef de section qui, une demi-heure plus tard, venant d’apprendre mon prochain départ pour l’Algérie, eut comme réflexe immédiat cette phrase sublime : « Surtout, avant de partir, n’oubliez pas de rendre le sifflet de la section »
· Je me souviens de cette matinée glacée et ensoleillée de février où je reçus en plein cœur le choc de cette beauté merveilleuse des palais vénitiens le long du Grand Canal.
· Je me souviens de la magnifique Place des Campo, à Sienne ; émotion esthétique à l’état pur.
· Je me souviens de la retenue de salaire de 89,30 F pour avoir participé de 14 h à 15 h, le 12 novembre 1984, à la manifestation anti-raciste après l’assassinat de deux Turcs à Châteaubriant**. Je me souviens mais je ne regrette rien.
· Je me souviens de ce jour où je suis devenu papa.
· Je me souviens (rue de Couëré, Mars 1989), de ces trois anciennes élèves qui, séparément, dans la liesse populaire qui suivit l’élection de Martine BURON, me dirent « M. BELOEIL, c’est vous qui m’avez fait connaître et aimer la poésie de Lorca »
· Je me souviens, à l’intérieur de l’église Santo Tomé à Tolède, du tableau du Greco : « L’enterrement du comte d’Orgaz »
· Je me souviens de cette trouille au ventre quand, la nuit, à la tête de la patrouille, je sortais du tunnel de chemin de fer et que j’avançais, seul, au milieu de la voie ferrée ; cible idéale pour un tireur éventuel. La peur, une immense peur et personne ne s’en doutait.
· Je me souviens de ces trois soldats de la compagnie, tués dans la nuit du 15 août 1956, dont les cadavres furent déposés provisoirement sous ma tente pour les soustraire à la vue des autres soldats... et j’ai pleuré.
· Je me souviens, en août 1944, de ce soldat allemand tué à une cinquantaine de mètres de moi par un soldat américain parce qu’il mettait peu d’empressement à se rendre.
· Je me souviens de cette Pentecôte 53 où, à quatre copains, au pied du Château de Dinan, nous découvrîmes une véritable mine de trèfles à quatre feuilles. Je suis le seul survivant.
· Je me souviens de cette visite nocturne du Mont Saint Michel où nous étions que trois dans l’immense réfectoire des moines illuminé par des torches et des flambeaux.
· Je me souviens de ce triste et interminable après-midi qui suivit la visite, faite le matin, du village d’Oradour-sur-Glane avec toujours en tête des images de mort et de ruines.
· Je me souviens d’une messe célébrée dans la petite chapelle « Nuestra Senora de Guadalupe » près de San Sébastian : jamais je n’ai vu une assistance de fidèles (des gens humbles) participer et vivre la messe avec autant de foi et de sincérité.
· Je me souviens d’une inspection effectuée par le Général JOUHAUD (quelques années plus tard il allait être un des membres du fameux quarteron de généraux en retraite). Au petit groupe de trois sous-lieutenants dont je faisais partie, il demanda : « Quel est le comportement sexuel de vos hommes ? » et il nous promit de faciliter dans le cantonnement l’installation d’un B.M.C. (Bordel Militaire de Campagne). Il nous a fallu intriguer pour que la chose ne se réalise pas.
· Je me souviens d’avoir signé un bon de livraison de 30 P.I.M. (Prisonniers Internés Militaires) comme s’il s’agissait de 30 tables ou chaises.
· Je me souviens du premier film noir et blanc que j’ai travaillé sans l’aide de personne ; l’angoisse, la sueur dans le dos ou moment du développement, la joie quand l’image est apparue au fond de la cuve au moment du tirage et pourtant le résultat n’était pas extraordinaire.
· Je me souviens avoir été accusé faussement par une autorité locale d’avoir tenu des propos critiques à son égard au cours d’une réunion, d’avoir demandé vainement une confrontation pour confondre l’accusateur (adjoint de cette autorité) afin de me disculper, d’avoir écrit de nombreuses fois sans obtenir une seule réponse, bref d’avoir été absolument méprisé. J’ai vécu ainsi 22 ans d’humiliation. Cela s’est terminé le 12 mars 1989. C’était à Châteaubriant.
· Je me souviens de ce sous-officier de la Légion Etrangère d’origine allemande qui, respectueusement me fit des remontrances parce que moi, officier français, j’allais retrouver la vie civile et abandonner l’œuvre pacificatrice de la France en Algérie. Un peu plus, il me traitait de déserteur, lui l’ancien S.S. Un comble ! Depuis, j’ai souvent pensé à ces gens qui, pour critiquer des adversaires, oublient le mal qu’ils ont fait auparavant.
· Je me souviens de la première fois que j’ai exposé des photos de nus sous le Marché Couvert, c’était risqué ! J’ai vu les regards réprobateurs, narquois ou égrillards de certains visiteurs. Les réactions sur le Livre d’Or allaient de « Bravo d’avoir osé » à « M. BELOEIL, vous n’êtes qu’un pervers » et « Dommage que les poèmes de René Guy Cadou soit (sic) salis ». J’ai récidivé sans aucun complexe.
· Je me souviens du jour, en 1973, où on a annoncé à ma femme qu’elle avait un cancer ; après un moment de flottement nous avons lutté, nous avons serré les dents et apparemment, malgré une récidive nous avons gagné... pour l’instant du moins.
· Je me souviens de la déclaration de guerre en septembre 1939, j’avais 9 ans ; j’ai vu des hommes serrer rageusement les poings, et s’effondrer en larmes, des familles se séparer. J’avais lu qu’en 1914 les soldats étaient partis joyeusement à la guerre. Je me suis posé des questions.
· Je me souviens d’avoir vu à la Libération une populace haineuse sur un vieil homme parce qu’on disait de lui qu’il avait dénoncé des patriotes (‘ce qui n’a jamais été prouvé). Les femmes lui crachaient à la figure, des hommes à brassards lui donnaient des coups de crosses dans les côtes, il avait un casque allemand sur la tête, il était obligé de tenir son pantalon car on lui avait enlevé ses bretelles. Au bout de deux ou trois kilomètres de ce calvaire il était dans un état pitoyable, il saignait du nez, ses yeux étaient tuméfiés et la foule était de plus en plus excitée. (Les soldats américains présents, interloqués, laissaient faire). Je me méfie des réactions des foules.
· Je me souviens d’avoir eu faim. D’avoir mangé du pain de guerre moisi que nous apportait un réfugié espagnol travaillant à l’organisation Todt à la construction du Mur de l’Atlantique et des pommes de terre que ma mère récupérait dans les poubelles à la porte des villas occupées par les Allemands.
· Je me souviens de cet individu qui sauta en marche du train Oran-Oujda juste entre la fin d’un tunnel et le commencement d’un viaduc. Il nous demanda de prévenir immédiatement le Deuxième Bureau de l’Etat-Major, de ne pas faire mention de l’incident sur le B.R.Q (Bulletin de Renseignements Quotidiens) et de garder le silence sur ce qui s’était passé. Peu de temps après, une jeep vint le chercher et le conduisit à l’Etat-major.
· Je me souviens de cette matinée du 23 décembre 1981 où j’ai découvert au pied d’un escalier le corps inanimé d’un ami espagnol qui venait de Madrid pour passer comme d’habitude les fêtes de Noël à la maison. Il est enterré à Béré.
· Je me souviens, en 1952, de mon tour d’Espagne à Mobylette (49,9 cm3). Il y avait très peu de touristes en Espagne à ce moment-là et les Espagnols tout en montrant une grande prudence à cause de la répression franquiste étaient avides de savoir ce qui se passait en France et en Europe.
· Je me souviens de cette dernière distribution des prix en 1967 où, dans sa réponse au discours d’usage prononcé par un professeur du Lycée, le Sous-Préfet de Châteaubriant de l’époque parla des « professeurs mâles » et des « professeurs femelles ». Personne ne broncha ; ce serait maintenant... C’est cela la différence entre avant 68 et après 68.
· Je me souviens des baraques construites provisoirement, rue St Georges, pour servir de salles de classe avant la construction du lycée définitif ; le matin, les poêles ne chauffaient pas mais nous enfumaient copieusement, d’énormes flaques d’eau occupaient l’espace qui aurait pu servir de cour. Pendant 5 ans les conditions d’enseignement ont été déplorables.
· Je me souviens que, alors que le rationnement, sous l’Occupation, était draconien pour nous, quand je traversais la cour de l’immeuble que j’habitais, j’apercevais à travers les carreaux d’un appartement une motte de beurre trônant su la table. Provocation ? Inconscience ? C’était l’appartement de commerçants, ils pouvaient faire du troc. Ils mangeaient « gras » eux. Quand on est gamin l’injustice a un goût amer et il en reste toujours quelque chose.
· Je me souviens, en 1958, sur le parvis de la cathédrale de Sigüenza, de la gifle retentissante, énorme, gigantesque, que reçut un petit orphelin (reconnaissable à sa blouse) de la part d’un éducateur. Dans uns système qui se dit fort les plus faibles sont toujours les plus opprimés (cf. les albums de B.D. de Carlos Giménez).
· Je me souviens d’avoir acheté, au cours d’une patrouille, une vache pour 50 francs. Elle venait de s’étrangler, on pourrait presque dire de se pendre, et, en bon musulman, son propriétaire ne pouvant consommer la viande était en train d’enfuir l’animal dans le sol. Le marché fut vite conclu et cette viande déclarée impropre à la consommation par le Coran améliora l’ordinaire de la section.
· Je me souviens, avec une certaine satisfaction, de l’inauguration de la plaque « Guy Môquet » au Lycée et de la présence à cette inauguration du père de Guy Môquet. Je voyais ainsi la concrétisation de trois années d’efforts tenaces menés avec Louis NIZON, pour que le lycée s’appelle ainsi, car les autorités locales voulaient l’appeler jean Moulin. Il aurait été à l’époque le trente-troisième lycée à porter ce nom en France.
· Je me souviens de ce dimanche d’été (1956) en Algérie où par jeu ou inadvertance un sergent de ma section dit à son chien (chien de guerre réformé, qu’il avait acheté et qui était donc sa propriété personnelle) : « Va chercher » en me montrant. Le berger allemand me sauta à la gorge, je tombai au sol sous l’assaut et je réussis in extremis à éviter les crocs car presque aussitôt un cri fusa : « Au pied »
Une heure plus tard, dans un coin isolé du camp, le colosse de sergent, torse nu, les larmes coulant sur son visage buriné, abattait son chien d’une rafale de pistolet mitrailleur. Sous un soleil de feu.
Henri BELOEIL