Bollardière, le général de l’anti-guerre
Le 23 février 1986 mourait le général Jacques PARIS DE BOLLARDIERE. Né à Châteaubriant en 1908, il fut un contestataire au sein de l’armée, résistant de la première heure, combattant en Indochine, il quitta l’armée en 1961 pour marquer son refus de la torture pratiquée en Algérie par l’armée française. Pacifiste, anti-nucléaire, il voulut être un militaire pour défendre les valeurs de la liberté, de la justice et de la dignité de l’homme.
Deux livres sur le Général de Bollardière :
« Un combat pour l’homme », de Jean Toulat-Ed. du Centurion
Le dossier spécial de la revue « Non-violence-actualités » (20 rie de Devidet, 45200 Montargis) - tél 38 93 67 22
Non à la Torture en Algérie
Guerre d’Algérie. Les généraux Massu et Aussaresses reconnaissent enfin ce que les historiens ont toujours dit : la torture fut pratiquée de façon systématique en Algérie. Parce que le premier officier supérieur à en dénoncer l’usage fut le général Jacques Pâris de Bollardière, un castelbriantais né aux Fougerays le 16 décembre 1907, nous faisons ci-après de larges emprunts à une interview de sa femme parue dans le journal L’HUMANITE du 14 novembre 2000.
En mars 1957, le général de parachutistes Jacques Pâris de Bollardière - quarante-neuf ans, résistant de la première heure, soldat le plus décoré de la France libre - demande à être relevé de son commandement en Algérie. Il refuse la torture, au nom de " l’effroyable danger qu’il y aurait à perdre de vue [...] les valeurs morales qui, seules, ont fait jusqu’à présent la grandeur de notre civilisation et de notre armée ".Publiée dans l’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber, sa lettre fait grand bruit et lui vaut soixante jours de forteresse.
Sa femme Simone de Bollardière, est l’une des douze premiers signataires de l’appel « à condamner la torture durant la guerre d’Algérie » lancé par le journal L’Humanité. Voici de larges extraits de son interview :
Simone de Bollardière. « La France, dans le plus grand secret, et sans jamais parler de " guerre ", a envoyé en Algérie, pendant deux ans et demi, des jeunes de vingt ou vingt-deux ans, qui ont participé à des abominations. Certains ont vu leurs camarades morts, éventrés, et autres choses atroces, mais, eux aussi, ont commis des actes abominables, avec l’autorisation - non dite et non écrite - des autorités, et l’obligation, pour certains, de le faire, sous peine d’être méprisés par des officiers qui sortaient à peine de la guerre d’Indochine. Toute une génération a été sabordée par la guerre d’Algérie : la plupart se sont réfugiés ensuite dans le silence, beaucoup se sont suicidés ou sont devenus alcooliques...
Dans quelles conditions votre mari a-t-il décidé de refuser la torture ?.
Simone de Bollardière : dès que les ordres ont commencé à arriver dans son secteur. Mon mari était le soldat le plus décoré de la France libre. Il a alors écrit - sans permission, mais on n’était pas à l’école maternelle - que la torture était une pratique inadmissible, qui plus est, inefficace. Cela lui a valu deux mois de forteresse, et le reste de l’armée lui a tourné le dos. Ce qui m’a toujours étonnée, c’est que des généraux, des officiers supérieurs, qui se disaient « bons pères de famille » et qui, paraît-il, n’auraient pas fait de mal à une mouche, n’aient pas eu alors l’idée que si ce général-là, avec le passé qu’il avait (compagnon de la Libération, deux fois titulaire de la plus haute distinction britannique, etc.) posait une question de cette importance, c’est qu’il y avait un problème que, eux, systématiquement, refusaient de voir en disant : « Dans mon secteur, il n’y a pas de torture ».
Comment expliquez-vous alors l’attitude singulière du général de Bollardière
Simone de Bollardière : je crois que l’expérience de mon mari dans les maquis de la Résistance a beaucoup compté, tout comme sa formation et ses convictions de jeunesse. Pour lui, un homme était toujours un homme ; on n’avait pas le droit de faire n’importe quoi à un autre homme, quelles que soient les circonstances. Il m’a raconté que, blessé dans les Ardennes, il avait mis toute son énergie à éviter que deux prisonniers allemands ne soient sommairement exécutés. Ils n’ont finalement été ni fusillés ni martyrisés, et ce sont eux qui l’ont porté sur un brancard pendant plusieurs jours... Il s’est toujours référé à des valeurs morales, au respect de l’autre, à l’éthique chrétienne : « Tu ne feras pas aux autres », etc.
Vous savez que, de manière récurrente, se pose la question des responsabilités respectives de l’armée et du pouvoir politique.
Simone de Bollardière : Le pouvoir civil a été nul. Il n’y a eu personne de courageux, pas plus Guy Mollet qu’un autre, personne qui ose dire autre chose que : « Ce sont les événements d’Algérie », etc. Quant aux officiers, ils n’avaient en tête que de prendre une « revanche » sur l’Indochine. Tout à leur mépris pour les « Viets » - comme ils disaient - ils n’avaient rien compris à ce qui s’était passé à Dien Bien Phu. Ils sortaient des « écoles de guerre », ils ne pensaient jamais pouvoir être défaits par des gens qui n’avaient que des bicyclettes. La vraie question est : que faisait la France en Indochine, que faisait la France en Algérie ?.
Quels souvenirs gardez-vous de la mise en détention de votre mari ?.
Simone de Bollardière : lui avait sa conscience pour lui ; il était bien dans sa peau, il avait le temps de lire, surtout les philosophes, et en particulier Alain, dont il avait été l’élève. Moi, j’ai vécu cela comme une immense injustice, qui m’a, je crois, rendue pour toujours hypersensible à toute injustice, et par exemple, aujourd’hui, au sort des sans-papiers... Je ne supportais pas d’entendre mon mari être traité de « salaud », d’homme qui avait « sali l’honneur de l’armée », etc. En fait, c’est lui, seul, qui a sauvé alors « l’honneur de l’armée ».
Permettez-moi d’ajouter deux choses, encore plus personnelles : j’ai été très émue à la lecture du témoignage de cette jeune Algérienne qui expliquait que, quelque temps avant d’être torturée, elle avait écouté avec son père une émission, dans laquelle on parlait d’un général qui s’était opposé à la torture, et qu’ils avaient pleuré. Par ailleurs, j’ai toujours été sensible au fait que les Algériens ont toujours su dire, sans l’écorcher, le nom de mon mari ; en France, ce n’est pas le cas, on dit couramment « La Bollardière », ou je ne sais quoi... Au fond, j’en suis fière. Il n’y a rien de plus important que d’avoir sa conscience pour soi, de pouvoir se regarder dans la glace chaque matin...
J’imagine que vous avez beaucoup discuté ensemble de la guerre elle-même, du fait de savoir s’il fallait la faire ou non...
Simone de Bollardière. Il ne fallait pas la faire. L’Algérie, c’était le non-droit absolu pour les Algériens, et, dès qu’il y avait ne serait-ce qu’une petite « réforme » d’envisagée, les pieds-noirs riches s’y opposaient. Il y avait un mépris total pour l’existence de plus de 80 % de la population... Après l’Indochine, ne croyez-vous pas que des leçons auraient pu être tirées ? Quand nous étions en Indochine avec mon mari, j’allais dans les hôpitaux : il y avait des Algériens, des Marocains, des Africains, que l’on envoyait se battre « pour la France » en Indochine, quand eux-mêmes étaient venus nous aider à nous libérer de l’occupant nazi. Il ne faut pas mépriser les gens à ce point : les Algériens, par exemple, ont bien vu le rôle qu’on leur faisait jouer en Indochine, la « sale guerre » à laquelle ils étaient contraints. Quand ils sont revenus en Algérie, ils se sont dits : « Pourquoi, nous aussi, n’aurions-nous pas notre indépendance ? Nous avons aidé les Français à reconquérir leur indépendance contre Hitler, pourquoi n’obtiendrions-nous pas la même chose ? ». C’est un raisonnement logique.
La torture était partout présente ?.
Simone de Bollardière : partout. C’était systématique. Et - je le répète - cela a détruit toute une génération.
La torture a été pratiquée aussi du côté algérien.
Simone de Bollardière : un pays qui obtient sa liberté et son indépendance dans une violence pareille - avec l’OAS, les barbouzes, les anti-barbouzes, les hommes, les femmes, les enfants tués, massacrés, n’importe où, n’importe quand, n’importe comment - c’est un peuple qui se constitue dans la violence et qui se continue dans la violence. La violence en Algérie, c’est la suite de la guerre d’Algérie - c’est le dominant qui contamine le dominé.
La France, vous savez, ce n’est pas très joli... Regardez encore aujourd’hui comment on traite les sans-papiers, comment des formes de torture peuvent encore être pratiquées dans les commissariats. La guerre d’Algérie a généré beaucoup de gangrène : du fait qu’il n’y a pas eu de sanctions, que tout a été toujours caché, qu’il y a eu l’amnistie, que l’on ne peut même pas en parler... Si je dis que Le Pen est un tortionnaire, je n’en ai pas le droit !.
Votre mari a eu un parcours tout-à-fait original
Simone de Bollardière : Mon mari a pris sa retraite après le putsch de 1961, et il s’est occupé, ici en Bretagne, de formation pour les personnes en grande difficulté. Pour remettre le monde un petit peu plus à l’endroit. Il a écrit : « J’ai cru que, pour la libération de l’homme, il fallait faire la guerre. Donc, je l’ai faite. Maintenant, je continue pour la libération de l’homme avec d’autres moyens : c’est-à-dire l’éducation et la formation à la non-violence ».
Comment avez-vous apprécié la déclaration de Lionel Jospin s’engageant à poursuivre le " travail de vérité " sur la guerre d’Algérie ?.
Simone de Bollardière : J’ai signé ce texte - je crois l’avoir déjà dit - à la fois par amitié pour l’Humanité - et lorsque j’ai su qui étaient les autres signataires qui, tous, sont des personnes d’une très haute valeur morale. Dès lors, je me suis sentie moralement obligée à cause de mon mari. Mais, pour dire la vérité, je n’attendais rien de cet appel. Depuis tout ce temps... Tout paraissait tellement bloqué...
Aussi, ma stupéfaction a été totale lorsque j’ai pris connaissance de la déclaration de Lionel Jospin. Je me suis dit : « C’est incroyable. Je ne pensais pas voir cela de mon vivant ». J’ai eu un bon coup au cœur. Le tout est de savoir maintenant ce qui va suivre. J’aimerais que l’on fasse quelque chose pour tous ceux qui étaient jeunes alors et qui ont été massacrés dans leur être vivant. Et puis que l’on parle de toutes les horreurs. Je n’aime pas beaucoup les Etats-Unis : mais eux, au moins, ont su parler de la guerre du Vietnam ; McNamara dit aujourd’hui que c’était « une bêtise ». Puisque nous sommes, semble-t-il, dans l’année de la repentance, que l’Etat français fasse sa repentance vis-à-vis de l’Algérie ! Et l’Algérie vis-à-vis de la France, car il y a eu, en effet, des horreurs des deux côtés. (...)
Entretien réalisé par.
Jean-Paul Monferran,
paru dans L’Humanité du 14 novembre 2000 ....