René Guy Cadou, ou les rêveries de la sève
par Brigitte Duchêne
« Le goût de lait de fruit de feuilles traverséesPar les tendres ruisseaux de sève végétale »
L’on évoquait le vingtième anniversaire de la mort de René Guy Cadou, lorsque jeune étudiante à Brest, je présentais un travail sur ce sujet. Et maintenant que j’habite tout près de Louisfert « ce pays plat barricadé d’étranges pommiers à cidre », j’aimerais revenir sur cette poésie élégiaque et lyrique, belle à cause de sa tendresse pour les choses simples, profonde à cause de l’importance qu’elle accorde à la méditation et aux rêveries d’intimité et de jaillissement que symbolise si bien la sève.
Tristesse de l’automne et de l’hiver.
« En cette fin d’après-midi d’hiver !Malgré moi malgré l’odeur de lin des maladiesJ’entends quelqu’un sous la paroi !C’est en souvenir de ses oiseaux si faibles[qu’ils ne peuvent me halerEn souvenir d’un arbre seul chargé de baiesQue je me raconte des choses. » (1)
La douleur, souvent liée aux mois noirs, a longtemps tourmenté René Guy Cadou mais il puise dans l’idée de l’arbre la force de vivre, comme dans cet autre poème :
« Devant cet arbre immense et calmeTellement sûr de son amourDevant tous ceux qui se réveillentDevant tous ceux qui vont mourirDevant la porte grande ouverteA la lumière et à la peurDevant Dieu et devant les hommesA chaque vie d’être vécue. » (2)
Cette litanie, cri de douleur et d’espoir, est celle d’un homme marqué par de nombreux deuils. En effet, la jeunesse de René Guy Cadou fut attristée par ce qu’il appelle dans un poème : « La série noire ». Il avait douze ans à la mort de sa mère, son père mourut huit ans plus tard et en 1944, il vit disparaître celui qui avait été pour lui comme un grand frère, Max Jacob, arrêté par les Allemands.
Dans Retour de flamme, Morte saison, Bruits du cœur, Lilas du soir œuvres datées de 1940 à 1943, reviennent sans cesse les mots « angoisse », « remords », « inquiétude », le monde lui semble noir, amer et vide. Et parfois la mort lui paraît douce, il admire celui qui a le courage de se tuer...
« Il faut être fort,Pour se tuer en plein été »
A partir de 1943, la présence d’Hélène apaisa cette hantise de la mort. Puis cinq ans passèrent, et un jour il comprit que sa vie était devenue fragile. De 1948 à 1951, il souffrit beaucoup et le découragement l’envahissait car il se sentait attaché aux « Biens de ce monde » et pourtant il savait qu’il allait partir pour le dernier des voyages.
C’est alors qu’il écrit un poème très émouvant à un fils dont il rêve et dont il sait qu’il ne viendra jamais au monde, ce fils
« Soumis aux lois tardives des geléesAu vent noir à la pluie grandiose de l’orage » (3)
Cet enfant de l’automne, il l’imagine comme une sorte de double de lui-même, triste et rêveur, regardant, sans se lasser, passer les péniches du bord de Loire et les « trains de nuit », guettant le retour du père instituteur, seul, dans la classe, un soir :
« Mais tu vis à ton tour dans une école de campagneParmi des livres démodés et des châtaignesEt tu sanglotes près du feu quand je reviensN’oublie pas cependant que je te lègueQuelque chose de fabuleux comme un village nègre...Dans la forêt voilà cent ansSi l’imagination te fait défaut ô mon fils penseA quelques fruits de coloquinteDans une coupeAu fond d’une chambre » (3)
Et ce « quelque chose de fabuleux » qui fait éclater cette poésie élégiaque, c’est grâce au jeu des métaphores et des métamorphoses qu’il va s’épanouir et que le merveilleux va transformer le monde quotidien.
Au cœur de l’arbre
« Car tel est le bonheur de cette solitudeQu’une caresse toute plate de la mainRedonne à ces grands meubles noirs et taciturnesLa légèreté d’un arbre dans le matin » (4)
Cadou ne vivait pas simplement de pain et d’eau, il vivait aussi de solitude, c’était pour lui comme une nourriture. Par la magie de la poésie, il n’habitait pas dans une maison mais « dans la solitude ». Les meubles y enfermaient davantage « de cris d’oiseaux que tout le cœur de la forêt » (4)
Il disait aussi :
« Ma chambre est comme l’avant d’un navire...elle est ouverte sur la solitude et respire le silence. »
A une époque où la plupart de ses amis comme Max Jacob, Rousselot, Manoll s’étaient établis à Paris, il avait préféré Louisfert, ses printemps pluvieux, ses lilas et ses aubépines. Il avait renoncé aux cafés littéraires de St Germain des Prés et aux quais de la Seine pour « l’odeur des lys et la campagne agenouillée », pour « la liberté des feuilles ». Dans ce petit bourg de campagne, il se promenait le soir avec sa femme, Hélène, celle qu’il a tant chantée, et il marchait, il n’allait pas très loin, il s’arrêtait à trois cents mètres de l’école où il enseignait, près du « pont aux moines » et là ils écoutaient ensemble les carrioles qui rentraient, l’angélus et les bruits de la campagne. Il respirait, il méditait.
Dans ses poèmes, René Guy Cadou aime évoquer les maisons où il a vécu, celle de Ste Reine de Bretagne accolée à la maison d’école où enseignait son père, celle de St Herblon où il fut instituteur et évidemment celle de Louisfert.
Pour en parler, il utilise des métaphores de douceur, de tendresse, elles sont parfois « violon », parfois « pomme », parfois « oiseau », « épaule », « vaisseau » ou « berceau ». C’est une demeure aux murs « couleur de pomme » comme dans les contes, on songe au fruit magique que doit conquérir le prince, on y est blotti comme dans une sorte de sein maternel dans lequel on se sent bien. Quand le vent souffle et que la pluie fait rage, le poète se souvient de son enfance en Grande Brière et de « l’épaule ronde des chaumières »
Lorsqu’une romanichelle et ses enfants arrivent dans la ferme où l’on sent l’odeur « De jacinthe mêlée à l’odeur de froment » (5), ils rentrent « dans le chaud du pommier »
Car la métaphore que Cadou utilise le plus volontiers pour la maison c’est celle de l’arbre. D’après Jung, l’arbre qui peut devenir l’arbre de vie célébré dans beaucoup de religions ou barque des morts, est comme un giron maternel, lieu de naissance et de renaissance. C’est un abri parfait, une arche et quand le monde lui semble hostile, « l’air implacable et sans île », le poète rêve d’accrocher sa maison à la cime de l’arbre. « Au bord de tes ramiers se lance la maison ». Parfois les arbres rentrent dans la demeure :
« On entend gazouiller les fleurs du paraventLe cœur de la forêt qui roule sous la tableEt l’horloge qui bat comme une main d’enfant » (6)
Le son [or] qui se répète dans ces trois vers nous fait méditer sur les pouvoirs magiques du printemps, sensibles à ceux qui gardent une âme d’enfant.
« Le sang s’est mis à chanterDes fleurs naissent c’est peut- êtreQue mon corps est enchantéQue je suis lumière et feuilles » (7)
Grâce au merveilleux et à la métaphore, le poète devient lui-même arbre de vie tel qu’il est représenté dans les enluminures irlandaises et le monde est transformé.
La tendresse du printemps
« Printemps comme un chanteur des rues printemps pareilA la petite lumière d’un vélo sur la route » ( 8)
L’hiver et l’automne sont liés à la mort, le printemps lui est source de joie, de renaissance. René Guy Cadou a beaucoup lu les romantiques allemands qui d’après Albert Béguin, pensaient que « la nature est un cycle infini où toute existence individuelle naît et meurt et n’a de sens que par sa subordination à l’ensemble »
Dans Lilas du soir, drame écrit à l’âge de 22 ans, il médite sur la mort, le héros sait qu’il va mourir, mais il n’est pas seul, la terre, la source, l’arbre sont là et lui prédisent un avenir nouveau : de graine enfouie au cœur de la terre, il deviendra épi de blé et sa mort sera comme un voyage dans un navire prêt à appareiller pour le pays de l’au-delà : « Je suis fait pour les couches profondes, pour une architecture de racines et de flammes, tendre germe oublié dans les carènes de la terre ». Les flammes et les racines sont signe de violence mais elles sont aussi courbes et tendres. Dans les poèmes de Cadou, la graine fait le printemps, c’est le symbole de l’espérance car ce point minuscule et sec peut s’ouvrir. Une très belle image nous rend sensible à ce mystère : « Les champs de blé dans la poche du paysan »
La vaste étendue des graminées jaune doré est enfermée dans un lieu minuscule.
Il s’agit d’une poésie lyrique où le poète est celui qui s’émerveille, qui, comme un célébrant, offre le monde, il utilise très souvent pour cela le mot « voici » :
« Voici que l’acajou verdit que la chambre s’emplitDe la marée inaugurale d’un poème » (9)« Voici que le plus simple entre nous s’émerveilleD’avoir entre les mains un bouquet de jonquilles » (8)« Voici que je dispose ma lyre comme une échelle à poules contre le ciel , et que tous les paysans viennent voir ce miracle d’un homme qui grimpe après les voyelles » (10)
C’est sûr qu’il devait déranger un peu à Louisfert cet instituteur poète que le curé d’alors critiquait beaucoup car il enseignait à l’école publique. Mais ceux qui aiment la poésie ne peuvent être insensibles au chant lyrique de ces deux derniers vers avec ses sonorités ouvertes en [è] et à cette comparaison pleine d’humour entre l’instrument de musique signe de l’inspiration et la petite échelle utilisée par les poules pour monter sur leur perchoir.
Si le printemps est tant aimé par Cadou, c’est parce qu’il porte en lui le miracle du jaillissement. Comme la sève va alors faire s’épanouir fruits et fleurs, l’inspiration va irriguer toute la poésie.
Les rêveries de la sève
« Si je pense à ta bouche il me vient à la boucheCe goût de lait de fruits de feuilles traverséesPar les tendres ruisseaux de sève végétale » (2)
Le 17 juin 1943, René Guy Cadou rencontra Hélène, elle était étudiante en philosophie à Nantes, il avait vingt deux ans. Tout de suite, dès qu’il la vit, il voulut la connaître, connaître son corps pour atteindre aux mystères de son âme. Il espérait qu’elle ferait disparaître ses cauchemars, ses angoisses :
« Capable de reprendre à la nuit son butinDe fleurs noires et de vénéneuses caresses » (11)
Et elle est devenue la reine de son navire, de sa maison, de sa « solitude épargnée au nom du végétal », une reine parmi les oiseaux, les fleurs et les arbres. Il ne décrit ni la couleur de ses cheveux, ni les reflets de ses yeux, il s’intéresse à son essence. Il l’aime pour le puits qu’elle cache quelque part. Qu’il la tutoie : « tu es » ou qu’il emploie la troisième personne : « elle », « Hélène », une femme », « la femme », il a à son égard une attitude contemplative.
« Tu es de tous les joursL’inquiète la dormante »
En substantivant les adjectifs « inquiète », « dormante », il la fixe pour l’éternité dans son inquiétude et son sommeil.
Elle est la rédemptrice qui apporte le rachat à l’univers tout entier, il lui dit :
« Avertis les chevaux que la terre est sauvéeDis leur que tout est bon des ciguës et des roncesQu’il a suffi de ton amour pour tout changer » (12)
Elle est surtout la magicienne : par qui tout se transforme, par qui l’aventure arrive, grâce à qui on se croit « Comme au temps des fées » (13)
Il y a d’abord constatation simple, le présent note l’émerveillement : « Cette fleur dans la main devient source et cheval » (13)
Puis l’on se penche sur le passé et les multiples transformations possibles de l’être aimé :
« Fut églantier celle que j’aimePensionnaire des passereaux » (13)
René Guy Cadou aime chanter comme dans une litanie les innombrables métamorphoses de sa femme. Mais les métaphores qui évoquent Hélène sont surtout des images de mouvement, elle est la femme-rivière, une femme pleine d’eaux vives. Il découvrait d’étranges reflets dans ses yeux et ses yeux devenaient fleuves. Elle était pour lui un petit cheval au galop, une étoile filante, un fleuve rafraîchissant.
Le printemps, il l’aimait parce que la sève qui était comme une sorte de sang unissant l’homme et la nature emplissait les êtres de vie, de mouvement, de jaillissement et que son cœur alors battait plus fort et il sentait que cela donnait sens à sa vie et à sa poésie.
« Le Règne végétal » c’est la tendresse de l’herbe : prairies aux herbes folles des bords de Loire, joncs et tamaris des abords de la Brière, « grande ruée des terres » autour de la maison d’école de Louisfert, c’est aussi « La vie rêvée » et rêveuse de l’enfance. Ce monde est sans cesse parcouru par la sève qui donne vie à la fleur et à l’arbre. Et René Guy Cadou sans cesse attentif aux métamorphoses qui s’opéraient autour de lui a refusé l’habitude et a choisi la métaphore et l’état d’émerveillement.
« Je voudrais, je ne pourrais pasM’habituer aux chevaux et aux fleurs de lilas » (14)
Brigitte Duchêne