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Accueil > Poésie > Textes de Tarik Yacine et de Lancien > Jean Baptiste

Jean Baptiste



Le camion s’arrêta juste devant le siège de la mairie, entre le portillon donnant accès au bureau de l’état civil et la grosse colonne romaine, déplacée d’un site archéologique et érigée là en stèle, face à la municipalité. L’administration de la France face à la ruine de la Rome antique, le tout dans un petit village berbère d’Afrique du Nord.

Les villageois eux, vaquaient, comme à l’accoutumée, à leurs occupations estivales, sous un soleil à faire suer les plus maigrelets et à faire rosir, en un rien, les peaux blanches et satinées. L’heure était pourtant aux « Evénements d’Algérie » qui, au fil du temps qui passait, se cherchaient une autre appellation, moins têtue. L’histoire était en mouvement et on y prêtait que peu d’attention. Sauf, peut-être, pour Jean-Baptiste qui avait compris que la dialectique de l’évolution était inéluctable.

La ridelle arrière du véhicule militaire s’ouvrit de l’intérieur, une bâche s’écarta et l’on vit descendre deux soldats, aidant un troisième à en faire autant. Ce dernier avait les mains ligotées avec une corde de chanvre, comme celle utilisée par les maquignons, pour immobiliser le bétail, le jour du marché hebdomadaire. Sa tenue était débraillée, son béret poussiéreux était coincé entre le ceinturon et le pantalon du treillis. Cela ne s’était jamais vu dans le village. On ne donne pas en spectacle un soldat de l’autorité. Fut-il un proscrit, l’uniforme aurait du être sauf. Beaucoup, parmi les descendants des colons et les autres concitoyens de la métropole, furent choqués par cette scène qui n’était pas faite pour les rassurer.

Non ! Il n’avait pas la tronche d’un arabe dans un uniforme français. Le faciès plaidait pour une tête européenne. Il ne pouvait être qu’un vrai roumi. Ou alors, ce pauvre soldat aurait perdu la raison, parce que trop dépaysé ou impréparé au jeu de la guerre, il serait devenu dangereux pour ses propres camarades.

Les passants, transformés pour la circonstance en badauds, avaient vite fait de colporter l’événement. Dans les rares cafés maures et l’unique auberge du village les supputations se diversifiaient, à mesure que les heures s’écoulaient. On commençait à parier déjà sur le pourquoi du comment. Beaucoup ne voulaient pas y croire. Dans ces moments où l’insécurité était une vérité, cette histoire paraissait être un sacré canular.

D’ordinaire plutôt paisible, le village avait plongé dans une vague de chuchotements où des oreilles impudiques s’étaient mises à l’affût des moindres murmures, comme dans tous les petits villages. A tous les endroits, la question était la même et les réponses trop nombreuses pour un seul vrai scénario. La tranquillité venait d’être rompue. En quelques heures, la scène qui s’était déroulée sur la place de la mairie était devenue une préoccupation majeure, où villageois ou villageoises s’étaient évertués à apporter l’explication la plus plausible. Du moins la plus rassurante. Les parties de dominos allaient être bien animées et le bar de toujours l’unique auberge n’aura désempli que lorsqu’on aura su la stricte et unique vérité.

« Allez ! Grouille-toi Jean-Baptiste ! », lui dit le sous-officier qui l’avait aidé à descendre, « Tu n’as pas besoin de leur sourire. Pour eux, tu es un roumi comme les autres. Ce village ne sera pas pour toi une planque, sois-en assuré ! Tu as intérêt à t’en méfier ».

Jean-Baptiste souriait toujours. Il le faisait naturellement. Il était né avec, diraient ceux qui le connaissaient vraiment. Dans sa Savoie natale, d’où il avait été extirpé, l’air renfrogné, le regard méprisant, la mine sévère ou le geste méfiant n’étaient pas les ingrédients du comportement souhaité. Le sourire et l’amabilité faisaient partie de l’éducation savoyarde.

Jean-Baptiste n’avait pas eu besoin de beaucoup de temps pour constater certains faits, se faire une idée de ce prétendu orient si proche de l’occident, aussi bien dans l’histoire que dans la géographie. Il s’était rendu à l’évidence que sur cette rive sud, qu’on lui disait si différente, les conventions sociales, l’esprit paysan, étaient presque les mêmes, et que, quelque part, il n’avait rien à craindre de ces gens, qui vivaient comme lui, du fruit de l’amour qu’ils portaient à leur terre, la fécondant au gré des saisons et la choyant dans la sueur et l’éreintement pour qu’elle puisse accoucher de quoi nourrir les enfants. Les plaines ne leur appartenaient certes plus, mais ils avaient leurs montagnes à faire fleurir. Dans l’esprit du paysan duquel il se revendiquait, il se sentait proche d’eux. L’idée de les côtoyer, de mieux les connaître, ne l’effrayait en rien. Les reproches qu’il se faisait admonester ça et là, ne l’en avaient pas dissuadé. Il n’admettait pas cette évolution des choses. Il avait une autre vision de ce que devait être la vie des hommes.

Le camion redémarra, dans une fumée qui en disait long sur l’état de sa mécanique, laissant les témoins oculaires épousseter, des mains, un brouillard noir qui montait du sol, au gré des pétarades émanant du pot d’échappement. On ne revit plus le soldat insoumis, mais en une scène et un sourire, il était devenu l’actualité du moment, la curiosité de tout un village, un antihéros aux allures du héros principal.

Le soir même, aux terrasses des cafés et sur le petit port de pêche, où durant cette saison, on allait humer l’air frais du large, on savait déjà presque tout de l’événement du matin. Le mystère qui entourait le soldat ligoté n’en était plus un. Jean-Baptiste était débusqué. On savait d’où il venait, ce qu’il faisait et surtout pourquoi il avait les poings liés, comme un vulgaire malfrat. Ce que, toutefois, les esprits avisés ne savaient pas encore, c’était sa détermination à rester fidèle à lui-même. Un non-violent, qui n’avait aucune foi en une quelconque religion belliqueuse.

Tout en collant son double blanc aux autres pièces de dominos, déjà disposés sur la table, et s’adressant à ses camarades de jeu, Jacques déclara : « Il paraît que le gars de ce matin est végétarien ». -« Des racontars tout ça ! Pourquoi pas un pleutre qui veut se faire passer pour un bouddhiste ? », répliqua Michel, non content du jeu de son ami. « Ce n’est pas en te débarrassant de ton double blanc que nous allons gagner la partie ». -« Un soldat végétarien ! On aura tout vu. Ça se voit qu’ils sont nés en métropole », intervint Rouget, fort de son ancienneté dans le pays mais dont les vraies origines restent encore inconnues. Il rajouta le blanc six au jeu et s’adressa à Ahmed : « J’espère que tu ne vas pas laisser le double six traîner dans tes mains ? ». -« Ne t’en fais pas. A cette allure, c’est Jacques qui va payer l’addition, avec la bénédiction de son végétarien, un peu trop humain pour être honnête », répondit Ahmed. -« Il doit y avoir du vrai ? », reprit Jacques, « Ses camarades du camp disent qu’il refuse toute nourriture saucée d’un jus de viande ». Préoccupé par l’événement, Jacques commençait à douter de l’issue de la partie. -« D’où c’est qu’on peut ramener des imbéciles qui croient qu’on peut étouffer une rébellion en ne mangeant que des légumes ? », rétorqua Michel.

Jacques, l’intellectuel du quatuor, l’un de ceux qui lisaient le plus L’écho d’Alger et qui avait, lui officier en retraite, connu les tergiversations des politiciens, lui répondit : « Mon cher Michel, tu ne dois pas avoir la mémoire courte. Nous avons bien, par le passé, signé la trêve avec les Allemands. Et sous Vichy, on ne s’est pas privé pour mâter la résistance. La fin de l’histoire, nous la connaissons tous ». Face à ces propos de Jacques, c’est Ahmed qui fut le plus prompt à la réaction : « J’ai été me battre contre les Allemands dans les Ardennes. Je peux vous dire que c’est grâce à Vichy que vous m’avez comme partenaire aujourd’hui. Allez Rouget ! Réveille-toi un peu ! Suis le jeu, s’il te plaît ! ». -« Ne t’en fais pas Ahmed. Jacques a apparemment beaucoup de soucis avec son herbivore. Comment tu m’as dis qu’il s’appelle ? Jean-Baptiste ? J’espère simplement qu’il ne va pas aller tremper la tête des autres soldats, dans l’oued Jourdain du coin, et les rallier à sa religion », répondit ironiquement Rouget.

Ce fut autour de Michel d’intervenir, pour rasséréner les débats et montrer qu’il s’informait à la bonne source. Celui qui tenait l’officiel : « Ne vous en faîtes les gars ! Le sergent du camp m’a dit qu’on l’avait affecté ici pour le dresser. Lui faire bouffer de la bonne chair de sanglier de la forêt du Mizrana. Le faire redevenir un vrai soldat. J’en connais qui s’y connaissent. D’un poltron avéré, on vous fabrique un héros aguerri. C’est juste une question de temps ». Un court silence, puis il enchaîna, « A toi de jouer Ahmed. Si le double six est chez toi, je me ferai un plaisir de le compter, en fin de partie ».

Rouget, dont le langage était une synthèse entre une intelligence brute et une grossièreté pure, et qui s’était aiguisé pour la circonstance, déclara, sans perdre du regard les dominos : « Ça sent déjà la merde avec ces civils qui abdiquent, mais si c’est les militaires qui s’en mêlent maintenant, alors je vous laisse deviner le reste des odeurs ». -« Oui ! Justement Rouget ! Cela suppose que l’on doit se poser des questions, et pas les plus imbéciles. Il faut peut-être comprendre qu’il faut d’autres solutions, pour que ces fellaghas cessent d’empester notre vie ».

Il s’arrêta un instant, fixa les pièces rectangulaires du jeu qui commençaient à serpenter sur la table pour retrouver le fil de la partie, puis il reprit : « Tout ça c’est des signes, qui à mon avis ne trompent pas. On ne peut pas faire semblant toute notre vie, faire croire continuellement et sans état d’âme, que les choses ont été justes dans ce pays, que les populations autochtones ont été bien traitées et qu’elles ont été, plus ou moins, civilisées. N’est-ce pas Ahmed ? ».

Etonné par cette interpellation, quelque peu sournoise, d’Ahmed par Jacques, Michel intervint : « Mais quel rapport peut avoir Ahmed avec tout ça ? C’est un citoyen français comme nous tous. Si tu veux justifier le comportement de ton végétarien par le point de vue d’Ahmed, qui a pris cause et fait pour la France, qui s’est battu pour elle, qui continue de le faire, y compris contre ses dévoyés de frères, alors tu te trompes de sujet. Je te croyais plus intelligent ». -« Justement mon cher Michel ! », répondit Jacques, sans se sentir offusqué par les propos de son camarade, « Citoyen ! Oui ! Mais à quel prix ? Tu vois ! Ce n’est pas tant parce qu’il est citoyen comme nous, et je m’en félicité, que je m’adresse à lui, mais parce qu’il a vécu l’indigénat. Il est le mieux placé pour en parler, dire ce qu’il en pense, répondre à des questions qui, au fond, se posent d’elles-mêmes. Etre civilisé Michel ! C’est aussi voir venir l’avenir, sans que ton patriotisme n’en souffre ».

Rouget comprenait bien l’intérêt de la délicatesse des propos, dans ce type d’allusions, mais comme chez lui le terre à terre était une seconde nature, il prit moins de hauteur, pour éclairer davantage l’idée de Jacques : « Tu sais Michel ! Sur le fond, il n’y a aucun doute sur l’engagement d’Ahmed à nos côtés, mais, tout de même, se naturaliser dans son propre pays, sur la terre de ses ancêtres, quel sens cela peut-il avoir ? ». -« Merci Rouget ! C’est une des questions qui me turlupinent. Acheter sa liberté chez soi, cela s’appelle autre chose que l’accès à la citoyenneté », poursuivit Jacques.

Ahmed, thème du débat de l’instant, n’était pas dupe à ce point. On ne peut pas l’être dans ce cas. Lui, il ne se posait pas toutes ces questions, puisque son choix, s’était fait, en toute conscience et depuis longtemps déjà. Il s’intéressait plus à sa partie de dominos qu’à ces réflexions, plutôt bien tardives à son goût. Il posa le double trois sur la table et dit : « Ecoutez-moi, chers concitoyens ! Ecoute-moi, citoyen Jacques ! En achetant la place que j’occupe aujourd’hui, dans ce village que vous honorez par votre présence, je n’ai fait qu’appliquer à moi-même, la devise qui est sculptée sur le fronton de notre vieille mairie. Liberté, égalité, fraternité. On ne refait pas l’histoire. Il faut simplement espérer qu’elle ne se répète pas. Pour le reste, je prie Allah pour la victoire de la France et le retour de la paix ». Au lieu de dynamiser davantage les débats, susciter de quoi satisfaire les attentes de Jacques, la réponse d’Ahmed fit taire tout le groupe.
Rouget qui n’aimait pas les longs silences et craignant le refroidissement de la discussion, relança, en passant d’abord du coq à l’âne : « J’aurais juré que le double trois était chez Michel ». Et comme pressé de revenir rapidement au coq, il reprit : « L’histoire avance ainsi. Tragique puis burlesque. Comique puis sinistre. Malheureuse puis heureuse. C’est un peu comme pour mes grands-parents qui se sont retrouvés citoyens, au lendemain du décret Crémieux. La veille, ils étaient indigènes et au matin, en se réveillant, on avait dit à mon grand-père : Monsieur David ! Vous êtes comme nous maintenant ! Depuis, Crémieux n’a jamais été oublié dans les prières du rabbin du village, les jours saints, et dans celles de mon grand-père tous les jours suivants ». -« Rouget ! Tu racontes des histoires qui n’ont rien à voir avec Ahmed et encore moins avec ce Jean-Baptiste. Tu changes totalement de registre ».Tout en disant cela, Michel, pour qui c’était le tour de jouer, tapotait sur la table avec la pièce qu’il s’apprêtait à rajouter. Hésitant un peu, de peur de faire libérer le double six et il reprit, tout en lorgnant Ahmed, essayant de lire dans ses yeux le jeu qu’il avait en main : « Peut-être est-il chez Rouget ce sacré double six ? ».

Jacques s’était tu, mais sa tête travaillait en permanence. Il pensait faire parler un indigène converti. Il savait parler. Il pouvait le faire. Son statut de naturalisé le lui permettait. Du moins à ce niveau du quotidien. Jacques voulait savoir comment les choses étaient perçues de l’autre côté de la citoyenneté. Il voyait bien, cependant, qu’à l’exception de Rouget, qui avait la langue fourchue mais l’esprit réaliste, les autres camarades du jeu considéraient que ce Jean-Baptiste, dérangeait leur habituelle et toujours importante partie de dominos. Un cheveu qui occupait, un peu trop et inopportunément, la soupe. Il ne put, malgré tout, s’empêcher de revenir à la charge. Se convaincre par leurs éventuelles réponses qu’il avait raison. Que cette affaire n’était pas anodine. Qu’elle était peut-être, un prétexte à la réflexion. Cesser d’avoir des préjugés, dés que l’on touche à l’ordre établi : « Tout de même, vous n’allez pas me faire avaler l’idée que l’on devient rebelle, du jour au lendemain, en s’étant juste cogné la tête, en tombant dans les ruelles rocailleuses des villages ? Ou qu’on refuse de s’acquitter du devoir envers la patrie, parce qu’on est devenu, par je ne sais quelle philosophie farfelue, un herbivore ? Si c’est ce que vous pensez, eh bien ! Permettez-moi de vous dire, qu’on devrait tous se mettre au régime végétarien, parce que nous serions tous devenus de véritables ânes ». Il eut des sourires pour réponse. Le jeu se refermait. On risquait de ne pas pouvoir placer tous les dominos. Le double six n’était pas encore tombé, il risquait d’être compté, au détriment de celui qui l’aurait oublié dans ses mains.

Même préoccupés par la tournure que prenait le jeu engagé, la politesse exigeait que l’on réponde à Jacques. C’est Michel qui en eut la charge : « Allons Jacques ! Les traîtres envers la France, il y en a toujours eu et elle s’en est toujours sortie », comme pour lui dire de s’inquiéter plus à la partie qu’à la patrie. -« Ces indigènes pourraient bientôt dire la même chose de ce pays », renchérit Rouget, lançant un regard furtif en direction d’Ahmed. -« C’est à moi que tu t’adresses Rouget ? Oui ! Ils le diront certainement. Quand les poules auront des dents », répondit Ahmed, qui avait capté le regard interpellateur du maître enquiquineur. -« A ce train ! Elles risquent bien d’en avoir », dit Jacques, pour qui le sujet était aussi sérieux que leur partie de dominos, sans s’empêcher de ravir Michel son partenaire, en rajoutant au jeu la pièce qu’il semblait attendre.

Rouget qui voyait, que même fermé, le jeu tournait à son avantage et à celui de son camarade de jeu Ahmed, dit alors : « Moi j’ai plutôt soif. On pourrait demander au garçon de nous rajouter des boissons, non ? ». -« C’est ça Rouget ! Tu choisis toujours le bon moment pour doubler la mise ! Tu sembles être sûr de ta victoire », répliqua Jacques. -« Ce n’est qu’un jeu Jacques ! Tant qu’on ne compte que des points et non les traîtres, ta défaite est une victoire », lui répondit Rouget, avec un rire moqueur. Cette dernière boutade n’était pas du goût de tous, mais pour Rouget elle désarçonnait un peu plus Jacques qui avait du mal à se concentrer. Tous les coups étaient permis. Le quatuor avait conscience que le domino était le meilleur ciment entre les différents fils d’une même nation.

La partie touchait à sa fin. Le garçon, à qui on avait fait signe, était déjà là, debout attendant la commande des attablés. Jacques réfléchissait à cette dernière phrase de Rouget, et ce n’est pas sans référence à l’événement du jour qu’il ajouta : « Il est vrai que, si notre jeu n’est pas dangereux, celui auquel ne veut pas participer mon végétarien l’est. Je voudrais bien savoir comment on devient végétarien. Il serait peut-être intéressant de discuter avec ce type ? ». Il sentit très vite, dans le regard des autres, la désapprobation de son dernier souhait. Il était clair qu’on n’encourageait pas ce qui était contraire à la norme. Mais, pour Jacques, c’était cette norme qui commençait à lui poser problème.

Les jours continuaient à s’écouler, chaudement, dans ce petit village côtier. A part les militaires du camp, ni Jacques, et encore moins, Michel, Ahmed, Rouget et les autres n’eurent l’occasion de rencontrer Jean-Baptiste. Cela aurait été, de toute évidence, difficile, car l’insoumis était soumis à de lourdes épreuves. Sa militarisation spirituelle avait été entamée. Il était devenu l’exemple à faire dissiper tous les doutes, si par malheur, d’autres soldats venaient à en avoir. Jean-Baptiste devait apprendre à obéir. De l’homme de troupe omnivore au capitaine, en passant par les sergents et les adjudants, il leur devait allégeance. Lui qui pensait pouvoir s’opposer à la nation, avec ses idées ridicules, s’initiait à ce moment là, et dans une extrême docilité, à être heureux d’être sous les ordres. Les exercices physiques ne manquaient pas pour l’absoudre de ses pêchés de la vie civile. Plus que, certainement, tous les autres, il dut se farcir toutes les corvées possibles et imaginables. Seules deux corvées, sur celles qui figuraient sur la liste du manuel du bon soldat soumis, le replongeaient, un temps soit peu, dans la béatitude du végétarien face à dame nature. Les séances de désherbage dans le jardin du camp, et celles de l’épluchage dans les cuisines du service de l’ordinaire. Séances qu’il feignait détester le plus, pour être sûr d’y être reconduit.

N’était la cadence infernale de travail, spécialement concoctée pour végétarien en uniforme, il aurait constitué un herbier avec les plantes qu’il découvrait pour la première fois, pour certaines, et avec les autres, il se serait préparé de bonnes décoctions ou infusions, à siroter le soir, au clair de lune, en rêvant d’un proche retour en Savoie.

Au fil des jours qui passaient, il souriait moins, pour ressembler un peu plus au prototype du bon soldat aux ordres. Il ne parlait presque plus, pour s’éviter les brimades et les moqueries qui l’avaient anéanti, les premiers jours. Il remontait intelligemment, mais discrètement à la surface. Pour lui, tant qu’il ne portait pas d’arme, tant qu’il ne participait pas encore à une quelconque opération militaire, il restait dans les limites du manuel du bon végétarien. Cependant, il se doutait que sa stratégie n’allait pas être toujours payante, qu’il risquait, à un moment ou à un autre, d’être obligé de faire face à une épreuve qui ferait ébranler sa foi dans la non violence. Il priait très fort pour que cela n’arrive jamais. Il aurait voulu simuler l’aliéné mental pour y parvenir. Il ne savait pas le faire. Il était si naturel que, chez lui, le mensonge ou la simulation auraient été deux grands tamis, à grosses mailles, cachant un brillant soleil d’été. Il n’y avait rien à faire, sinon continuer à espérer que tout cela s’arrête, sans chercher à savoir comment, ou qu’on ne puisse jamais lui demander autre chose que nettoyer les chalets, les toilettes, ramasser les mégots devant le bureau du capitaine, éplucher des sacs entiers de patates, ou enfin pour son bonheur, tailler les haies et soigner les arbres du camp. Il avait réussi à garder sa foi pour lui seul, en faisant attention à ne pas le faire transparaître, dans ce milieu d’infidèles. Comme pour les premiers adeptes des religions monothéistes, avant que ces dernières n’envahissent le monde et qu’elles soient devenues elles mêmes intolérantes. Lui, il croyait en l’homme. Petit, au cours des messes à l’église de son village savoyard, il avait appris que Dieu avait créé l’homme à son image. Cela le réconfortait un peu. Il pouvait ainsi en espérer quelque chose de bon, un jour.

Un jour, alors qu’il s’acquittait de son devoir d’éplucheur, aux côtés des marmitons, on le convoqua dans le bureau du capitaine. On lui signifia que, compte tenu du déclenchement d’opérations de ratissage, dans les maquis alentours et du fait de la mobilisation quasi générale des effectifs, il allait avoir l’opportunité de jouer son rôle de soldat, devenu apparemment fidèle à la patrie.

Maintenant qu’il semblait avoir bien compris ce pourquoi il était là, il devait, aux dires du capitaine, participer à la sécurisation du village, au moment où ses camarades seraient au charbon, en pleine campagne. Il allait, en l’occurrence, faire la sentinelle, sur l’une des deux guérites contrôlant les accès Est et Ouest du village. Barrages militaires, devenus permanents, lorsqu’il était devenu évident que « Les événements d’Algérie » traînaient en longueur, et que ce qu’on pouvait qualifier d’escarmouches étaient de véritables scènes de guerre.

Que pouvait-il répondre à cette injonction ? On ne discute pas un ordre, de surcroît, du néant de la hiérarchie militaire. Il avait appris à faire de son obéissance un échappatoire, tant que les ordres qu’il recevait restaient humains, du point de vue du paysan végétarien qu’il était. Qu’allait-il décider de faire ? Que pouvait-il, par ailleurs, faire ? Il avait conscience qu’il était un spécimen, plutôt rare. Il avait déjà ses sobriquets. Il avait eu l’intelligence d’user de cette image pour se préserver des abus de la guerre et de sa folie meurtrière. Quel subterfuge allait-il encore imaginer ? Pour ne blesser personne. Ne faire le moindre mal à âme qui vive. Comment allait-il contrôler ces villageoises et villageois, qui descendaient des collines et avaient parfois du mal à y remonter ? Comment et pourquoi fouiller ces paysannes et paysans qui, pour la plupart du temps, ne faisaient que s’approvisionner en denrées rares ? Que pouvait-il opposer à une femme, à un homme suspects puis à molester, pour un morceau de savon, un paquet de café ou un kilo de sucre ? Après tout, c’est la guerre et à la guerre comme à la guerre. Mais pourquoi ne reconnaît-on pas justement que c’est une guerre ? On pourrait alors dire pourquoi la faire. Peut-être aussi comment l’arrêter. Quel regard allait-il poser sur eux ? Quel serait le leur sur lui ? Il se voyait déjà rougir, lui qui avait pour habitude de sourire. Comment allait-il communiquer avec ceux qui ne parlaient que le dialecte local ? Il s’était cru libéré, exonéré de toutes ces attitudes à imaginer, car il restait, tout de même, suspect.

Toutes ces réflexions lui montraient bien que son végétarisme était une minuscule graine d’une nouvelle espèce, face au baobab de l’hégémonisme. Ce traître jour était le début d’un nouveau cauchemar. Un défi à sa conscience de bête à part. Une épreuve pour un homme pas comme les autres. Il avait jusqu’au lendemain soir pour digérer ou vomir les commandements à avaler. L’expression de son visage s’était figée. Elle ne renvoyait à aucune attitude connue de l’homo sapiens. Le changement de situation avait été si brusque qu’il ne savait pas encore comment il allait réagir, quel comportement il allait adopter le moment venu. Il éloignait l’échéance dans sa tête, le temps de croire à un hypothétique contre-ordre. Une reddition générale des fellaghas. Une victoire fulgurante de l’armée française. L’essentiel pour lui, était que l’état de sa raison ne soit pas confondu avec la raison d’Etat.

Il salua le capitaine et s’en repartit, l’esprit préoccupé, rejoindre les cuisines. Pour la première fois, depuis quelques semaines déjà, la corvée des épluches lui avait paru insupportable. Une résolution s’imposait. La situation s’était corsée et il ne pouvait pas aggraver davantage son cas. Il ruminait, sans pouvoir trouver une solution réfléchie. Il décida de continuer à faire semblant et laisser son instinct de non violent réagir aux coups durs.

La terrasse d’encore toujours l’unique auberge est l’endroit le mieux situé du village. Le point stratégique pour son contrôle. Elle donne sur l’unique place, où les samedis, et parfois les dimanches, on improvisait des bals, au rythme des mélodies d’antan, sorties du ventre du seul tourne-disque de la région, un bien du patron pour qui l’investissement avait été payant. La terrasse donne aussi sur la route qui mène à la poste, sur celle qui mène à la mairie. On y a une vue imprenable sur le marché, légèrement au-dessus de la place, et la petite église qui elle domine ce marché. Sans oublier bien sûr, le fait que l’auberge borde une route nationale qui longe cette belle côte sud de la mer Méditerranée. A croire qu’il y avait eu d’abord une auberge, puis un village se serait construit, en éventail, autour d’elle. Toutes ces raisons névralgiques expliquaient la présence de Jacques à une table précise de cette terrasse, une table géographiquement idéale et à la meilleure chaise, c’est-à-dire celle qui faisait face au village. Ses camarades, par respect pour son âge, avaient souscrit à ce caprice de retraité oisif, mais la contestation commençait à gronder, car il avait la vue qui baissait et cela devenait mauvais pour la juste appréciation de l’évolution des choses. Il était donc à sa place habituelle, de grosses lunettes de vue au milieu du nez, presque au bout, à croire que c’était ses joues qui regardaient. En fait, son entourage le savait bien, ses lunettes ne lui servaient qu’à lire « L’écho d’Alger », qu’il était en train de feuilleter, ou pour compter les trous noirs sur les pièces du domino. Sur les longues distances, il n’en avait pas besoin. Sur ce plan, ses yeux étaient tout ce qu’on pouvait avoir de mieux comme jumelles. Rouget était à sa gauche, sirotant paisiblement son apéritif. Il réchauffait sa gorge, en prévision des boutades avec lesquelles il allait agrémenter la partie de dominos à venir. Les lézards du quatuor ne disaient mot. Ils scrutaient l’horizon qui était le leur, vérifiaient les allées et venues, aussi bien dans l’auberge que dans les alentours, tendaient leurs antennes pour capter les ragots à analyser. Ils attendaient les actifs de l’équipe, Ahmed et Michel.

Ces journées d’été étaient longues, comme l’était cette lumière qui retenait la nuit, jusqu’à des heures presque indues. Les premiers connaissaient bien les seconds. Pour la partie des dominos, ils étaient toujours à l’heure suisse, pour le reste c’était une autre paire de manches.

Les habitués, qui en familles, qui seuls, qui avec une touriste qui se serait trompée de village, étaient déjà là, papotant, parlant des choses de la vie, des odeurs des cuisines qui titillaient leur nez, du vin, du poisson vendu au port, d’un voyage à Paris, d’une conquête estivale ou d’une déception printanière. A l’heure prévue, arrivèrent les deux autres compères. Saluant des mains les connaissances et souriant aux nouvelles têtes, ils rejoignirent mécaniquement leurs camarades. Le rituel de l’échauffement était entamé : « Allez les gars ! Au rapport ! Quoi de neuf à l’horizon ? », plaisanta Michel, touchant la main à ses amis. Ahmed, un rictus au coin de la bouche, en fit de même. Il avait une revanche à prendre. La veille, l’addition avait été salée. -« A part ce qu’a marmonné Jacques, dans sa lecture du journal, c’est apparemment le calme plat », répondit Rouget, qui commençait à étaler les pièces du domino sur le carton, disposé pour, au milieu de la table. -« On va se contenter du marmonnement de Jacques ! Alors, maître lecteur Jacques ! Quels sont les échos ? », intervint Ahmed. -« Que voulez-vous qu’il se passe ? A Saoula, un homme a tué son rival d’un coup de fusil. A Surcouf, un homme meurt noyé. A Azazga, un septuagénaire tombe de son mulet et meurt. A Alger, une maison a pris feu à cause d’un fer à repasser, et un tailleur a été dévalisé. Quelques attentats dans l’Algérois. Des accrochages dans l’Oranie. Et enfin, seule bonne nouvelle pour vous et à ajouter aux autres, pour ce qui me concerne, l’arrestation d’un déserteur à Bône », dit Jacques, qui passait sa journée à avaler patiemment son journal, et à en régurgiter le résumé en fin d’après-midi.

- « L’affaire du Jean-Baptiste t’a vraiment secoué, elle continue de te tracasser. A comptabiliser tes insinuations, tu ne t’en es jamais remis. Pourtant, tu vois bien qu’avec le temps, tout finit par se tasser. Tu te fais de la bile pour rien », dit Ahmed, en réponse au propos de Jacques sur le déserteur arrêté. Et pour confirmer son point de vue, il enchaîna : « Un proverbe de chez nous dit en substance, lorsqu’on entre dans un milieu, soit disant, hostile : Il te suffit de les côtoyer quarante jours, et tu deviens un des leurs ». -« Amen ! », ironisa Rouget, « Au fait Michel ! Des nouvelles du protégé de Jacques ? Parce que si le proverbe d’Ahmed dit vrai, et si je sais compter, cela fait plus de quarante jours que l’on est en train de pacifier le végétarien révolutionnaire. », Rouget n’avait pas fini son propos, lorsque Jacques, les yeux grands ouverts, levant sa main gauche, découvrant son jeu sans le savoir, réclama le silence, montrant de l’index de la main droite, ce qui se passait de l’autre côté de la terrasse, sur le trottoir d’en face : « N’est-ce pas le Jean-Baptiste avec le caporal du camp ? », dit-il à Michel. -« Si ! Quand on parle du loup, on voit sa queue. », dit Ahmed. -« C’est plutôt le loup tout entier. », ajouta Rouget. -« C’est bien lui. Qu’est ce que je vous avais dit ? Il faut juste du temps au temps. Tout fini par rentrer dans l’ordre. », fit Michel. -« Tout finit par rentrer dans les ordres, tu veux dire ? », dit encore Rouget, qui sentant sa langue bien irriguée, rajouta : « Sacré Jacques ! Et toi Michel qui disait de lui, qu’il devait soigner ces yeux de lynx. Mon cher Jacques ! Tu peux garder la même chaise, à la même place, jusqu’au jour où tu la quitteras les pieds devant ».

Jacques ne disait rien. L’événement le dépassait Il ne savait pas encore quoi en penser, ni quelle conséquence en tirer. Cela ressemblait plus à une histoire qui était sur le point de s’achever. Il aura toute la journée du lendemain pour mieux y réfléchir. Il espérait seulement que le fait d’avoir bêtement dévoiler ses pions, n’allait pas lui porter préjudice à lui et à son coéquipier Michel.

Pour Jean-Baptiste, l’histoire ne s’achevait pas, elle recommençait, avec plus de peur dans le ventre et un grand dilemme dans la tête. Debout, discutant avec son caporal, il avait, cette fois, une tenue neuve et brillante, le béret bien plié et soigneusement coincé, sous l’une des deux épaulettes, vierges de tout grade, un ceinturon agrémenté de deux chargeurs, en réserve pour le lourd fusil qu’il portait à l’autre épaule. Le sourire, qu’on lui connaissait, avait laissé place à une mine sévère. Les deux soldats se dirigeaient, à ce moment là, vers la guérite se trouvant à l’autre bout du village. Sur la route de Port-Gueydon. Pour lui, c’était la première fois. Il feignait d’écouter les dernières recommandations, de son chef du jour. L’heure de vérité venait de sonner pour lui.

Arrivés sur les lieux, le soldat en faction qui les avait vu arriver, descendit de son piédestal de fortune, et dit à Jean-Baptiste, car il l’avait reconnu : « On se fait tous baptiser un jour. Même quand on s’appelle Jean-Baptiste. Ne t’en fais pas. C’est plutôt calme, ces jours-ci ».

Jean-Baptiste s’était assis sur son tabouret, entouré de petits sacs de sable, en guise de remparts et en guise de toit, une plaque métallique, à peine au-dessus des sacs, soudée à des piquets. Le tout reposant sur une petite plate-forme en béton. De loin, on pouvait reconnaître un casque, surplombé de la pointe d’un fusil. Le fusil, il le tenait entre ses jambes, coincé par ses genoux, la crosse sur le sol et le canon contre son front. Il méditait. C’était la première fois qu’il le faisait dans cette position. La nuit qui arrivait, allait peut-être lui porter conseil.

Sur la terrasse de l’éternelle auberge, les tables s’étaient toutes vidées, sauf celle de notre inébranlable quatuor, pour qui l’essentiel c’était d’abord le jeu de dominos, puis place à la réalité. Comme qui dirait du sel sans lequel toute nourriture serait fade. Il restait aussi quelques clients au bar, ceux qui n’avaient aucun chat à fouetter. Durant ces instants, pendant que la pénombre s’installait complètement pour la nuit, on entendit un crépitement de balles effroyable. Trois longues rafales, à ne pas en finir, pour les non habitués. Cette réalité là était fade malgré le sel. Elle figea certains, dans une torpeur indescriptible, elle renvoya d’autres sous les tables et derrière les chaises, elle fit, enfin, courir dans tous les sens ceux qui, à l’extérieur de l’auberge, croyaient pouvoir, nonchalamment, absorber la fraîcheur du soir tombant.

Très vite, on vit une jeep et un camion chargé de militaires se diriger vers la sortie Est. C’était le branle-bas de combat. Un attentat avait, peut-être, été perpétré contre la sentinelle. On baissa les rideaux. On ferma les volets des fenêtres. On attendait.

L’armada qui, avec beaucoup de bruit et mille précautions, avait atteint l’emplacement de la guérite, ne remarqua aucun changement dans le décor. Le capitaine qui croyait retrouver un corps de soldat ensanglanté, découvrit un Jean-Baptiste souriant, ramassant les douilles vides qui s’étaient éparpillées autour de lui, sur le sol. Il venait de vider tous ses chargeurs, en tirant, à bout portant, sur les étoiles. Le végétarien venait de vaincre le ciel qui lui tombait sur la tête. Inquiet et surpris, le capitaine demanda alors à Jean-Baptiste : « Qu’y a-t-il ? Où sont-ils ? Tu n’es pas blessé ? ». -« Personne ne sera plus blessé. Dans tous les cas, pas par moi. Voici votre arme capitaine ! Vous pouvez me remettre la corde de chanvre ». Il tendit ses deux poignets.

Dans sa tête, la semence du végétarisme avait, bel
et bien, pris racine. On ne faisait que constater le germe à l’extérieur.

Tarik YACINE