La dernière « manche »
Il faisait froid, et la neige tombait à gros flocons. Au bord de la route sinueuse, tout à côté du fossé, l’Homme marchait, sac au dos, bonnet laineux, pompon tricolore sur le chef tremblant au vent glacial. Il marchait depuis le matin, il avançait d’un pas mécanique et régulier, noir escogriffe emmitouflé se détachant dans le blanc de l’hiver. Une bourgade, au clocher pointu, apparaissait au loin... Et se rapprochait.
Quand il eut passé la pancarte indiquant le nom du village, les rideaux des fenêtres se mirent à danser. La nuit qui tombait et le peu de visibilité n’empêchaient pas les commères, fidèles au poste, de le lorgner tout en se posant mille questions . "Qui était-il ce vagabond, cet air de rien, d’où venait-il cet étranger, où allait-il et pourquoi passait-il par ici. ?"
Arrivé sur la place de l’église, il avisa les marches granitées de l’édifice, jaugea l’ensemble - et l’avancée de la porte qui formait un abri - puis décida de faire halte. Il se déhancha pour enlever et poser son sac, resta de longues minutes debout à regarder la place, se roula une cigarette de tabac brun qu’il mit bientôt à ses lèvres, sortit du sac un bon vieux litron de vin rouge, but longuement au goulot et, sans doute réchauffé par l’âpreté de la vinasse, rangea consciencieusement le flacon avant que de tirer hors de son misérable bagage, une gamelle, encore brillante et toute cabossée.
L’Homme avait longuement cheminé pour rallier enfin ce village, cette place de l’église éclairée de timides lanternes où grouillaient et passaient, rapides et furtives, des ombres chargées de paquets enrubannés, de provisions et de victuailles. En ce soir de Noël, nul ne semblait se soucier de sa présence, nul ne semblait même l’avoir remarquée.
A n’en pas douter, le hasard et son flair ne l’avaient point trahis ; ses pas l’avaient mené dans un de ces gros bourgs cossus, où on pleure à longueur de saisons sur la vie difficile, les gouvernants, les taxes et les impôts mais où on vit tranquille, heureux et le ventre plein, ne dormant cependant que d’un oeil, l’autre demeurant constamment - et tout à la fois - fixé sur le compte en banque, les étrangers - tous des voleurs et des assassins qui feraient bien de rentrer chez eux - et les autochtones, jaloux mais admiratifs devant ce que la société a une fois pour toutes convenu d’appeler la réussite, le fric, le pognon, la notoriété...
Il s’assit sur la deuxième plus haute marche de l’entrée de l’église, s’adossa à l’énorme portail en bois et mit sa gamelle en évidence, tout à côté de lui. L’endroit lui plaisait et promettait une fructueuse et prolifique quête de Noël, une "manche" d’exception où une pluie de pièces de dix francs atterrirait, tintinnabulante, au fond de sa gamelle. Quelque chose lui disait même que cette manche-là serait inoubliable...
Il se réjouissait d’avoir abandonné ses amis de misère, les trois ou quatre collègues plus ou moins barjots avec qui il avait passé l’été, sur les bancs publics et crasseux d’une honorable station balnéaire. "Je passe Noël à la campagne" avait-il dit, "les gens y sont plus généreux et les écuries nombreuses et accueillantes". Et il s’en était allé vers l’ouest tandis que les autres allumés le traitaient de plouc et de dégonflé et vantaient les mérites de la vie hivernale dans la capitale, là où il y avait un Samu social - ils l’avaient vu à la télé - et là où eux, clodos éclairés, avaient décidé de se rendre, prenant sur le champ, et entre deux cuites, la direction opposée. A cette heure-ci, étaient-ils seulement arrivés à Paris, n’étaient-ils pas encabanés suite à un vol de poules ou plus sûrement une agression, dans une rue ou sur une place, pour un paquet de clopes ou un billet de vingt balles. Putain, qu’il avait bien fait de ne pas les suivre et de faire, pour une fois, à son idée.
La place de l’église était vide. Il neigeait comme jamais il n’avait neigé et la froidure s’intensifiait, tenace et mordante. L’Homme avait relevé le col de son vieux pardessus et somnolait, les yeux mi-clos à peine visibles sous le bonnet.
Un boucan du diable le fit sursauter. Les cloches sonnaient à la volée, appelant les fidèles à l’office de minuit où tous fêteraient religieusement la Nativité et l’arrivée sur terre du camarade Jésus. Dans l’instant qui suivit, la place fut soudain noire de monde. Les plus jeunes enfants, dans leurs bottes et leurs manteaux d’hiver, lâchaient les mains de leurs parents pour, tournant sur eux-mêmes et tendant horizontalement les bras et les mains, tenter d’attraper d’énormes flocons qui fondaient aussitôt dans les paumes. Des groupes se formaient, les uns et les autres se saluaient, de brèves discussions s’engageaient et on entendait s’exclamer, un peu partout, les circonstanciels "Joyeux Noël". Tous convergeaient vers l’escalier de l’église à pas comptés et crissés sur la neige qui s’accumulait. Aucun des villageois n’avait encore porté attention à l’amas de tissus et de chiffons, au pardessus surmonté d’un bonnet tricolore qui occupaient une partie de l’entrée sacrée.
A la vue de tous ces gens qui venaient vers lui et allaient bientôt passer à son côté pour pénétrer dans le lieu de culte, l’Homme prit sa gamelle et tendit la main. Cette manche-là, nom de Dieu et pour fêter le Petit Jésus, serait certainement la manche de l’année !
Un cri strident traversa soudain la nuit.
"Qui est là ?" hurla le maire, riche notaire qui, bienséance oblige, conduisait le troupeau des fidèles vers la maison divine.
"Qui es-tu ?" reprit-il avant que d’appeler à l’aide une garde rapprochée que composaient deux gaillards, bâtis comme des armoires à glace, carrés et gigantesques, aux yeux glauques et aux crânes rasés.
Les deux cerbères - qui étaient connus, dans la région, sous les pseudonymes d’Adolf Front et de Bénito Naçional - empoi-gnèrent l’Homme, l’adossèrent illico et sans ménagement à la porte de l’église et entreprirent de le fouiller. L’attroupement se faisait massif, la foule grondait et, tandis que les deux vigiles s’affairaient, l’agitation grandissait, s’amplifiait, se généralisait...
L’excitation était à son comble et les invectives pleuvaient.
"Que viens-tu faire chez nous ?" hurlait un banquier de la place, à l’accent italo-suisse que doublait une voix de stentor.
"Que viens-tu faire chez nous ?" répétait la foule, le teinturier-blanchisseur - un nommé Aryen Van de Velde -, oeil bleu, cheveux blonds, et fort bien mis de sa personne, Breitner le patron de la scierie Alsace and Lorraine and C°, Zeskowitch le garagiste traficoteur trafiquant les compteurs, madame Hadji la boulangère aux seins ronds et à la cuisse hospitalière, Dimitrescu le commissaire de police, flic primaire, xénophobe de choc, bouffeur de Tsiganes et d’Arabes, Le Quellec l’instituteur, Celte jusqu’au fond du slip, admirateur de Maurras et tellement prétentieux, Madinato ce con de représentant de commerce, fils de la guerre d’Espagne mais facho comme pas deux, Kuderna le cabaretier, indicateur, faux-cul et alcoolique, et même... Martin le brave et bon gros vieux bedeau...
"Il n’est pas français, ça se voit, il n’est pas français" criaient les femmes hystériques et trépignantes, et elles levaient le poing au ciel, scandaient le nom de Jean-Marie, pleuraient de haine. Et leurs visages se déformaient jusqu’à devenir effrayants.
"il est noir, on vous dit qu’il est noir !" répétait la foule et les enfants habillaient de neige des pierres dures et coupantes, et s’apprêtaient à les jeter.
"Que fais-tu là, sale étranger ?" reprit une fois encore le maire.
"Réponds, tête de rat, ou nous te faisons la peau" ajoutèrent les deux cerbères.
Les cloches de l’église avaient cessé de sonner depuis déjà un certain temps. Cette année, pas plus que les années passées, il n’était question que l’office de Noël prenne du retard. Le curé du village avait, bien sûr, entendu grands bruits, vociférations et insultes mais le bonhomme obéissait depuis toujours à un principe fondamental auquel il n’entendait jamais déroger et avait, en conséquence et depuis longtemps, commencé sa messe. "Avant l’heure, c’est pas l’heure et après l’heure, c’est plus l’heure" tel était, en effet, son credo. Ses ouailles n’étaient point là et l’église était déserte ? Peu lui importait ! Il sermonnait les chaises vides et implorait le Seigneur, et il entamait maintenant les dernières prières, pressé qu’il était d’en finir pour aller voir enfin ce qui se passait au dehors. Parfaitement convaincu de la bêtise et de la méchanceté des villageois, qu’il supportait - par simple charité chrétienne - mais n’aimait point, le curé savait la vanité de sa tâche. "Sauver les âmes, sauver les autres, mission impossible" pensait-il en terminant son solitaire exercice sacerdotal. Et une sourde inquiétude le tenaillait...
L’Homme ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Depuis que la foule l’avait pris à parti, il n’avait point desserré les dents et n’avait eu la force ni de se débattre, ni de se plaindre. Après avoir été brinquebalé de tous côtés, poussé à droite, à gauche, frappé, roué de coups, il était maintenant au milieu de la place, entièrement nu, coiffé de sa gamelle, sa bonne vieille gamelle avec laquelle il n’avait pas eu le temps de faire la manche. La foule l’entourait, lui crachait dessus et le lapidait savamment de boules de neige empierrées, visant la tête ....et la gamelle. "Pong ! Pong ! Pong.!.." A chaque son métallique, les rires fusaient, énormes, et et c’était véritablement grande joie au village.
"Qui es-tu étranger, que fais-tu chez nous, tu n’es pas français, qui es-tu, tête de rat ?"
Le visage tuméfié et en sang, l’Homme demeurait muet. Tout à coup, sa tête se mit à tourner, tourner, tourner à une vitesse folle, et sa poitrine lui parut étroite, si étroite et si lourde soudain, qu’il s’affaissa. Il était à genoux, ses forces le quittaient, son souffle se faisait court.
"La France aux Français" beuglèrent de concert Adolf Front et Bénito Naçional.
"Vive la France ! " crièrent en choeur les villageois.
"On a gagné, on a gagné !" scandèrent les enfants.
L’Homme fit un effort immense pour ouvrir une dernière fois les yeux. Il les posa sur ses tortionnaires, et s’écria en une révolte ultime :
" Vous voulez savoir qui je suis ? Bande de cons ! Je suis le Père Noël...Et je vous emmerde !" Puis, dans un éclat de rire et de larmes, il tomba raide mort.
Les cloches de l’église sonnèrent à nouveau à toute volée. La messe était dite et le curé apparut, office terminé et travail accompli, à la porte de la maison de Dieu. Devant le bien triste spectacle qui s’offrait à sa vue, le curé murmura, tout en levant les yeux au ciel, ce qu’il se devait de murmurer : "Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils ont fait" . Puis il s’avança au milieu de la place, fendant la foule dont l’excitation était soudainement retombée et qui ne songeait plus désormais qu’à rejoindre ses pénates pour y savourer la dinde aux marrons, se goinfrer de bûches, de tartes et de profiteroles et boire le champagne pendant que les enfants, chères petites têtes blondes, ouvriraient leurs cadeaux.
Tout auprès de la gamelle cabossée, le corps de l’étranger gisait à terre et tout autour, son sang tâchait de rouge le blanc de la place enneigée et dessinait de ses nombreuses giclures une étoile multiple, lumineuse, énorme et géante.
Etoile multiple, l’étoile du Juif, l’étoile du berger ?...Le curé, qui se tenait à quelques pas du cadavre et que les villageois entouraient, eut alors une franche illumination . Tirant sur le champ parti de cette macabre situation et, comme pour se rattraper d’un prêche qu’il n’avait fait que pour lui-même , il prit une profonde respiration et se mit carrément à gueuler alentour
"Crétins que vous êtes, tranquilles assassins, vous venez de tuer l’étranger, le rat, le noir, le vagabond, l’autre, le différent. Et vous en êtes fiers ... Sûr, dans l’état où il est, il ne va pas ressusciter. D’ailleurs c’est à Pâques qu’on ressuscite, pas à Noël. Ce bougre, ce miséreux, que vous avait-il dit ? Rien ! Que vous avait-il fait ? Rien ! Et qui était-il, je vous le demande, qui était-il ?"
La foule baissait les yeux, immobile, tétanisée, paralysée par ce vocal élan. Profitant de l’effet, le curé poussa son avantage et hurla in fine :
-" Et si c’était Jésus, les mecs ?"
Ce n’était pas Jésus - l’affaire eut été trop importante -. Mais l’étranger, la tête de rat, celui qui faisait la manche et tendait sa gamelle n’avait pas menti. Là où quelques minutes auparavant se trouvait le corps supplicié et ensanglanté du pauvre hère, ne restait désormais qu’un gigantesque manteau rouge, un manteau rouge de Père Noël, à capuchon et aux revers blancs, un énorme manteau qui cachait jusqu’à la moindre tache de sang et dont les formes, épousant un dessin incertain, représentaient une étoile multiple. Non, l’Homme n’avait pas menti ; Il était bien le Père Noël.
C’est depuis ce soir-là que, dans ce village de France au nom inconnu, ce bon gros village de France peuplé de bon Français, bien moyens, bien normaux, Noël n’est plus Noël...Plus de cadeaux et plus de dindes, plus de bûches et plus de champagne ! Le 24 décembre de cette année-là, assassiné par le racisme le plus ordinaire et la connerie la plus courante, Il a tiré sa révérence.
Le Père Noël est mort.
LEOPOLD