Un conte de Jacques Raux
Achille Dugrillard était, sans conteste, une bien sympathique créature. Célibataire, rondouillet, et toujours à l’affût de quelque bonne action, il menait une existence paisible dans le chef-lieu de Canton qu’il habitait.
On l’avait surnommé « le Pirounet » et, non sans raison, car, outre son métier de tonnelier, il se plaisait à entonner, lors des banquets campagnards une chanson qui s’intitulaitprécisément
« La Pirounette ».
Ah ! il fallait l’entendre les soirs de ribote ! Coiffé d’un vénérable képi militaire - un souvenir sans doute de son séjour au régiment - et soufflant dans un clairon entre deux couplets, il ne manquait jamais de susciter la bonne humeur.
Malheureusement, il vint un jour où les habitants du bourg sombrèrent, on ne sait pourquoi, dans une sorte de tristesse silencieuse difficile à comprendre. On ne les rencontrait plus que la mine basse se contentant d’échanger entre eux des propos découragés.
Où vas-tu voisin ?
Voir mon champ de patates... C’est une catastrophe ... l’doryphor’ est d’dans !
Fais beau temps an’hui ....
Ouais ... mais ça va point durer ... de tout’façon c’est pas trois gouttes d’eau qui f’ra pousser mon blé ...
Bref, ce n’était plus du matin au soir que jérémiades et paroles désolées... Il va de soi que cette morosité de la population affligea sérieusement Achille Dugrillard.
Quelle mouche les a donc piqués ? Se demandait-il ... Ils m’endeuillent ces citoyens-là ... Y a pas ... faut que j’ramène la joie dans le pays.
Alors il chercha dans sa petite tête de tonnelier ce qu’il pourrait bien faire et, soudain, lui apparut une solution mirifique. ce fut comme une illumination.
J’vas mettre sur pied un équipe de football s’écria-t-il ... Ca donn’ra une raison de vivre à la jeunesse et ça réveillera les bonn’gens !
Aussitôt pensé, aussitôt mis en route ....
Dès le lendemain de cet éblouissement qui n’avait rien de passager il parcourut le pays sur sa bicyclette, allant de porte en porte pour annoncer la bonne nouvelle, s’assurant de la collaboration du « maît’ d’écol’ » pour les écritures et rassemblant une bonne douzaine de jeunots locaux pour constituer une équipe. La mercière fournit les maillots bicolores qui furent payés par la Mairie et, le père Ducouard, un astucieux cordonnier en retraite retrouva dans son grenier tout un lot de vieilles « gueudasses » qu’il transforma en chaussures appropriées. Quant au ballon il fut généreusement offert par le percepteur.
Inutile de dire qu’Achille Dugrillard rayonnait de bonheur et, dès le début de la saison de football l’équipe baptisée « Les Gars d’Achille » se mit en branle.
Ah ! il fallait les voir ces frais émoulus du ballon rond partir à bicyclette vers les Communes voisines pour des rencontres homériques. Mais c’était, surtout, en fin de journée, leur bruyant retour qui animait le bourg.
Ces soirs-là, coiffé de son képi et son clairon en bandoulière, Achille allait attendre ses champions sur la route ...
Quand il entendait brailler dans le lointain la chanson populaire de « La Pirounette » il se réjouissait. N’était-ce pas l’hymne de la victoire ?
Ils ont gagné ! lançait-il gaiement ... Pardiousse !les braves garçailles ! Ils me font honneur ainsi qu’à leur pays ! ...et, du coup, soufflant dans son instrument, il se retrouvait à la tête des footballeurs qui marchaient à pied derrière lui en serrant les poignées de leur vélo. ...
Ils faisaient ensemble une entrée triomphale sur la Place du Marché où, sur le pas des portes et aux fenêtres, la population ravie acclamait et applaudissait l’héroïque cohorte qui s’engouffrait successivement dans les deux auberges car il ne faut pas faire de jaloux et marquer une préférence.
Voilà donc, grâce à l’heureuse initiative d’Achille Dugrillard, dit « Le Pirounet », l’entrain, la gaieté de retour dans les maisons et dans les cœurs.
Mais hélas ! cela ne devait durer qu’un temps. Après les faciles rencontres, les victoires éphémères dans le voisinage, il fallut se déplacer au loin. Expéditions coûteuses et bien souvent désastreuses.
Ah ! les tristes rentrées des vaincus au soir de ces grises journées d’hiver sans la glorieuse sonnerie du clairon accompagnant le chant de « La Pirounette » ... Les équipiers s’en revenaient navrés en marchant silencieusement derrière Achille dont l’instrument à vent demeurait en bandoulière.
L’argent vint à manquer, l’enthousiasme s’effilocha et, bientôt, après quelques années de bonheur, tout se volatilisa comme neige au soleil et le bourg retomba dans une torpeur mélancolique. La bonne humeur le déserta et Achille Dugrillard fut au désespoir.
C’est alors qu’un soir de Noël, plus attristé que jamais, il se prit à murmurer devant sa cheminée où se consumait une dernière bûche :
Par mes bottes ! combien il me serait amignounant, avant de faire mon baluchon pour un autre monde, de revivre encore une fois l’une de ces brillantes arrivées de jadis dans le chant de la « La Pirounette » et le son du clairon.
Sur cette pensée mêlée de regret il s’endormit dans son vieux fauteuil ... mais il faut croire qu’un génie bienfaisant l’entendit car, en cet instant, une petite voix lointaine se fit entendre.
Ne sois pas triste, Achille ... Voici la nuit de Noël, celle des prodiges ... Cours bien vite avec ton clairon et ton képi à l’entrée du pays !
Sans réfléchir davantage il obéit aussitôt à ce mystérieux commandement et se précipita dehors, coiffé de son képi et serrant d’une poigne solide son clairon sur sa poitrine.
C’est alors que, tout comme autrefois, au temps des heures de gloire, il se retrouva sur la « Grande Place » qu’envahit bientôt une foule de joyeux lurons qui chantaient « La Pirounette ». Et, de plus, en ce même instant, toutes les fenêtres et les portes des maisons bordant la Place s’ouvrirent et des visages épanouis et ravis apparurent .... Ah ! qu’ils paraissaient donc heureux en ce soir de Noël, les citoyens et citoyennes de cette aimable bourgade qui avait sombré dans la mélancolie. Ils étaient tous là les vaillants supporters de naguère. Bien présents avec des regards brillants de plaisir, et le brave Achille, soufflant à perdre haleine dans son clairon, accompagnait leurs cris de joie et leurs applaudissements.
Combien de temps dura cette explosion d’enthousiasme, cette folle ivresse, je ne saurais le dire .... mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’au lever du jour, dans la grisaille de l’hiver, Achille Dugrillard se réveilla dans son vieux fauteuil devant sa cheminée. Il ne fut pas étonné de se trouver coiffé de son képi avec, sur ses genoux, son clairon silencieux comme une chatte endormie.
Par « La Pirounette » s’écria-t-il, je n’ai point rêvé .... J’ai vraiment vécu en cette nuit de Noël l’un des instants les plus merveilleux de ma vie ... Et il en fut d’autant plus persuadé qu’en allant une heure plus tard chercher son pain chez le boulanger, il ne croisa sur son chemin que des gens souriants, avenants qui lui parurent reconnaissants. Certains lui crièrent même avec amitié :
- Achille ! Achille ! Joyeux Noël !
Conte de Jacques Raux.