Un conte de Jacques Raux
Le « grand Thanase » et le « p’tit Toine » comme on les appelait dans le pays, étaient les meilleurs amis du monde bien qu’ils eussent une bonne vingtaine d’années de différence... Leur camaraderie tenait non pas à leur caractère ou à leur comportement dans la vie mais au fait que pour se rendre au Bourg ils empruntaient l’un et l’autre le même chemin. Il s’agissait d’un bout de route à demi-abandonné qui menait de leur demeure de célibataires jusqu’à l’entrée du Bourg en côtoyant un vieil étang puis le mur du cimetière.
Ah ! il fallait les voir déambuler côte à côte. Le « grand Thanase » qui assumait dans la Commune la fonction de « Garde-Champêtre » ne cessait pas de raconter à son compagnon silencieux mille et une petites aventures plus fausses que vraies qui se terminaient toujours à son avantage. Le « p’tit Toine », au contraire, discret et modeste, l’écoutait sans l’interrompre, comme s’il le prenait au sérieux.
C’est sec et noueux à la façon d’un vieux cep de vigne et, de plus, moustachu, que se présentait « le grand Thanase » alors que le « p’tit Toine », tonnelier de son état, était court sur pattes, imberbe et rond comme un melon.
Tu m’écoutes, Toine, j’vas t’dire une autre histoire...
J’t’écoute...
Alors, l’autre, satisfait, poursuivait ses racontages sans se lasser.
Mais c’est surtout le dimanche matin, sur la Place de l’église, envahie par toutes les bonnes âmes du pays, qu’il prenait de l’importance. Debout sur un petit banc de pierre, il dominait de plus d’une tête tous ceux et toutes celles qui faisaient cercle autour de lui pour l’entendre débiter d’une voix claironnante les dernières nouvelles locales et les arrêtés municipaux. Quant au « p’tit Toine », mêlé au public, il l’écoutait avec plaisir. Puis, ces jours-là, en fin de matinée, ils se retrouvaient tous les deux dans le brouhaha de l’auberge où Thanase, plus « glorieux » que jamais, trinquait abondamment en s’embarquant dans quelque nouveau récit mensonger.
Pour sûr, y a pas besoin de gendarmes par ici, proclamait-il... C’est moi, et moi seul, tout seul, qui assure la police...J’ai l’œil...il n’est point dans ma poche :
Personne n’était dupe de ses fanfaronnades mais on le laissait parler car il amusait.
C’est un bonimenteur, répétait-on en riant...A l’entendre i’ nous f’rait bien croire que c’est lui qui allume la lune.
Bref, tout allait pour le mieux dans cette bourgade paisible lorsque, soudain, on fit comprendre à Thanase, vu son âge, qu’il devait prendre sa retraite.
Cornédis ! hurla-t-il en colère... j’ suis point foutu !
Il dut cependant se résigner...mais, pour comble de malheur, c’est au « p’tit Toine » qu’on demanda de lui succéder.
Celui-ci accepta sans penser à mal.
Thanase ne put supporter cette nomination qu’il considéra comme une trahison et, de ce jour, il rompit brusquement avec son compagnon de route qu’il dénigra, sans pitié.
Si c’est pas des malheurs de me voir remplacé par ce crapoussin qui n’sait même pas lire ! I’n’voit pas plus loin qu’le bout de son nez avec deux paires de lunettes...
Bref, finies les amicales foulées sur le chemin de l’étang... finie leur bonne entente sans histoire... Le « p’tit Toine » en souffrit en silence et les soirs de cette année-là, seul devant sa cheminée où brûlait un feu languissant, il se prenait à soupirer.
L’est pas chouette avec moi le p’tit père se disait-il...j’y ai pourtant point fait de mal...i’ m’traite comme une vieille savate...
Et les jours et les semaines passèrent sans que le Thanase se montrât plus conciliant. Bien au contraire...
Et ne voilà-t-il pas qu’un soir de décembre, à l’auberge, après s’être vanté d’avoir mis en fuite trois paroissiens qui, prétendait-il, le lorgnaient de travers, il s’écria pour se glorifier davantage :
C’est pas c’froussard de Toine qui les aurait chassés, ces citoyens là...l’est trop poltron...l’aurait plutôt fait dans ses culottes !
Tu dis des bêtises, Thanase.
Que non ! et pas plus c’freluquet de Toine qu’un autre coco me f’rait peur !
En apprenant ces propos blessants pour lui, le « p’tit Toine » pensa qu’il devait réagir et il projeta de se moquer de Thanase.
Ah ! mon gaillard pensa-t-il, tu soutiens ne pas avoir peur de tes semblables, eh bien, je vais t’offrir pour Noël un bonhomme d’une autre espèce et on verra bien si tu ne prends pas la poud’ d’escampette...
Là-dessus quelques jours passèrent et quand vint le soir attendu, un vrai soir de Noël avec un sol enneigé et un ciel frémissant d’étoiles, notre Toine après s’être assuré que Thanase musardait à l’auberge, se rendit au cimetière avec un drap plié sur son épaule. Il s’en recouvrit et se posa près de la porte dans l’attente du traînard. Celui-ci ne tarda pas. Dès qu’il apparut devant la grille d’entrée, Toine se mit à pousser de lugubres gémissements en s’agitant.
Epouvanté, le « grand Thanase » se sauva en clopinant sur ses vieilles jambes en criant :
Un fantôme !...i’a un fantôme !
Se croyant poursuivi et trompé par la neige qui recouvrait le sol, il s’écarta du chemin sans y prendre garde et se retrouva en bordure de l’étang glacé où il glissa et tomba à la renverse, les pattes en l’air, sans pouvoir se relever.
Il hurla : « au secours ! au secours ! j’vas périr ! »
C’est alors que Toine débarrassé de son drap surgit brusquement. Il le tira par les pieds et l’aida à se remettre debout en lui disant dans l’oreille d’une voix faussement apitoyée :
Mon pauv’ Thanase si j’t’avais pas entendu et si j’tais pas v’nu tu filais dans l’aut’ mond’ !
Ah ! c’est toi, Toine, répondit l’autre, ému et bouleversé. Un fantôme m’a poursuivi...sans toi, il m’aurait estourbi, l’animal !
J’l’ai vu aussi fit Toine d’un air innocent...mais j’l’ai mis en fuite...Viens donc plutôt boire un vin chaud chez moi...J’vas faire un bon feu dans la ch’minée et on va fêter Noël ensemble !
T’es d’la bonne pâte, mon fi ! déclara Thanase avec émotion. Tu m’as sauvé la vie... Je ne l’oublierai jamais !
Et c’est ainsi que le « grand Thanase » sans avoir jamais su qu’il avait été mystifié par son ancien compagnon, arpenta de nouveau, chaque jour, le « chemin de l’étang » avec lui.
Les péripéties de leur réconciliation furent imprévues mais n’avaient-elles pas eu lieu un soir de Noël...soir bienveillant entre tous aux petites misères de ce monde ?
Jacques Raux