Un conte de Jacques Raux
De toute évidence, "le gars Tioup" surnommé "le nocent" n’avait pas volé "le Saint Esprit" comme on dit, et c’est bien par pitié qu’on l’embauchait, ici ou là, dans les fermes.
Tioup, tu vas ben v’nir curer l’étable, an’hui ? ou encore :
On compte sur toi pour rentrer l’boué ...
Il acceptait sans rechigner et prenait même des initiatives imprévues. C’est ainsi qu’on le surprit un jour du mois de décembre, dans un jardin, près d’un puits. Il tirait des seaux d’eau qu’il se déversait sur la tête.
C’est d’la bonne denrée assurait-il dans un merveilleux sourire ... ça tue les p’tites bêtes qui grignotent le "peillut".
A dire vrai, il était plutôt agréable d’apparence avec son visage poupin et sa tignasse qui s’échappait de sa casquette. Quant à sa bicyclette, son unique compagne, rafistolée avec du fil de fer, il veillait sur elle comme sur une châsse. Lorsque la nuit tombait, il éclairait sa route à la lueur d’une lanterne de couleur en papier huilé ... Bref, son existence était sans histoire et les jours succédaient aux jours comme les grains d’un chapelet à l’heure des patenôtres.
Mais ne voilà-t-il pas qu’un fermier chez lequel il gratouillait la terre se prit de querelle avec un voisin. Il fallut se rendre au Tribunal pour trancher le différend. "Le gars Tioup" fut également convoqué en qualité de témoin.
J’va voir le Juge fit-il savoir avec fierté ....
C’est un "mossieu" ... faut que j’soigne ma toilette !.
Son patron d’un jour lui confia une blouse convenable que "l’nocent’’ enfila d’un air satisfait, mais comme il n’avait pas de chaussettes il se noircit les chevilles avec un restant de cirage.
Me v’là de bonn’ façon constata-t-il avec conviction ... j’suis cor’ plus brillant qu’eun’ citrouille au soleil !
Poétique image sans doute, mais il faut savoir que les "éventés" ont parfois d’étonnantes trouvailles de style.
Le jour de la convocation il partit sur sa bicyclette.
Dès qu’il fut interrogé par le magistrat il se lança dans un discours, hors de propos, qui le concernait.
j’ai trois maladies, déclara-t-il... la première, c’est qu’j’ai l’corps complètement décomposé par la "fatique", la seconde c’est qu’j’ai l’cerveau d’la tête « conjectionné » et la troisième c’est qu’j’ai au milieu du corps eun’ grande secousse.
Le juge n’insista pas et trancha sur un ton doctoral
Mais c’est un "minus habens" ce citoyen-là... un authentique "minus habens".
Il voulait évidemment signifier en termes savants que le malheureux témoin était un pauvre d’esprit. Mais, le comble, c’est que celui-ci fut ébloui par ces mots latins qui flattèrent agréablement ses oreilles. Il crut qu’il s’agissait là d’un titre honorifique qui l’auréolait d’une sorte de gloire, si bien que tout en pédalant allègrement sur le chemin du retour, il ne cessait de répéter en fanfaronnant :
j’suis un "minus habens" ... un vrai... C’est mossieu l’juge qui l’a dit ... i n’ment point !
Soudain, le vol froufroutant d’une passée de canards sauvages traversant la route au-dessus de sa tête, lui donna des ailes et lui excita l’esprit. C’est pourquoi, à l’entrée du bourg, en apercevant derrière les Halles la blonde lumière de l’épicerie encore ouverte, il s’écria, à la façon d’un roi mage découvrant "la Terre Promise" :
Cré nom ! faut que j’me balade c’te nuit avec l’épicière ... un « minus habens » saura d’allant lui t’nir compagnie.
Il s’approcha donc de la boutique, mit pied à terre et colla son visage d’innocent bienheureux sur la vitre derrière laquelle on découvrait des bocaux et des pochettes-surprises.
En le voyant la commerçante sursauta puis entrouvrit sa porte.
Ben quoi, fit-elle avec bonhomie, que fais-tu là, mon pauvre Tioup, à cette heure tardive ?
Voulez-vous v’nir avec moi ?
Où ?
Par là .... et dans un geste vague il désigna la nuit.
Mais tu rêves, mon ami ... Tu n’es pas raisonnable ... Va te coucher !
On s’rait ben aise tous les deux à travers la campagne comme les p’tits zoziaux.
Bah ! ce n’est pas avec une vieille épicière comme moi que tu dois te promener la nuit ,fit-elle en riant, mais avec une belle Princesse vêtue d’or et d’argent.
Eun’ Princesse ?
Bien sûr, mon gars... Les Princesses sont là pour ceux de ton espèce ... Et, sur ces paroles encourageantes, elle referma sa porte.
Le Tioup demeuré seul reprit sa bicyclette et regagna son logis ... Malheureusement, les propos imprudents de l’épicière tournicotaient dans sa pauvre tête.
Eun’ Princesse ... eun’ Princesse répétait-il en bredouillant.
Là-dessus, bien des semaines passèrent et l’on se retrouva bientôt au soir de Noël. Après la soupe mangée sur un bout de table dans une ferme, Tioup revint dans son gîte et s’assit sur sa chaise boiteuse devant la cheminée où quelques maigres tisons achevaient de se consumer... Bientôt, il s’assoupit.
Soudain, la porte de sa masure s’ouvrit en silence et une créature de rêve, richement vêtue, parut dans l’embrasure.
Dormait-il ou ne dormait-il pas en cet instant, je ne saurais le dire, mais ce qu’il y a de certain c’est que cette apparition lui demanda d’une voix bienveillante :
Serait-ce bien toi le charmant "minus habens" du pays ?
Sia !
Alors,....suis-moi !
Tioup se leva sans comprendre et accompagna l’étrange visiteuse sur la route enneigée où deux chevaux blancs harnachés avec élégance piaffaient entre les brancards d’une calèche qu’éclairaient des lanternes étincelantes de lumière.
Monte ! dit-elle.
Il obéit ... La belle inconnue s’assit près de lui, fit claquer le fouet, et la voiture partit aussitôt dans la nuit d’hiver à travers la campagne.
Que c’est biau ... que c’est biau...,s’exclamait le simplet ... un vrai Paradis !
Combien de temps dura cette folle randonnée ? Mystère ... mais le lendemain matin lorsqu’il conta d’une voix angélique cette singulière aventure à la population ébahie, celle-ci cessa de le considérer comme un malheureux "minus habens" dépourvu de raison mais comme un être mystérieux sur lequel devait veiller durant les nuits de Noël la plus enchanteresse des "Princesses de rêve".
Jacques Raux
Homme de lettres, Jacques Raux a écrit de nombreuses pièces de théâtre, livres (Le Mousse de la Marie-Fidèle par exemple) et de ravissants contes de Noël qu’il a longtemps donnés à « la Vie Laïque » et maintenant à « La Mée ».